Il était une fois un paysan très pauvre, tellement
pauvre que, lorsqu'il lui arrivait de déjeuner, il
était sûr de ne pas diner, et lorsqu'il lui
arrivait de diner, il était sûr de ne pas déjeuner.
Il avait reçu de son père la pauvreté
en héritage et, depuis, elle le suivait partout comme
fidèle compagnon de route.
Pourtant, un jour, à la saison des mariages, il réussit
enfin à se marier, puis sa femme lui donna un fils
et, ce jour?là, il se jura de ne jamais lui léguer
la pauvreté en héritage. Alors, il partit
au loin chercher du travail, chaque jour un peu plus loin.
Il finit par s'en aller même la nuit. Il traversait
à pas lents le village endormi, accompagné
des seuls aboiements des chiens veilleurs de nuit. (
)
- Ah, si seulement je m'écoutais, j'irais cultiver
le champ des génies
(
)
Alors le paysan rentrait, accablé, chez lui et, au
milieu de la nuit, il réveillait sa femme en lui
chuchotant :
- Demain à l'aube j'irai cultiver le champ des génies
!
- Dors, mon pauvre, lui repondait?elle, je n'ai pas envie
de finir mes jours avec une sauterelle !
Ainsi passaient les jours et les nuits, les semaines, les
mois et les années. Une nuit, parmi les autres nuits,
le paysan oublia de réveiller sa femme. Ce jour?là,
il partit un peu plus tôt que d'habitude et, devant
le champ, il s'arrêta un peu plus longtemps que d'habitude.
Puis il se dit :
- Ah, si seulement je m'écoutais, j'irais
Et
il ne termina pas sa phrase.
Chacun sait qu'il faut se méfier des gens qui ne
terminent pas leur phrase : ils sont capables de tout !
Il regarda le champ, du regard de celui qui n'a plus rien
à perdre, et s'écria : Je vais cultiver le
champ des génies !
Mais un champ abandonné depuis si longtemps ne pouvait
qu'être envahi de buissons, de chardons, de ronces
et de mauvaises herbes. Il se dit : " Je vais commencer
par les buissons. " Il attrapa le premier buisson,
le serra contre lui, si fort qu'il finit par l'arracher.
Ainsi, chaque jour le paysan revenait avec son tambourin
et chaque jour le nombre de génies transparents doublait
: cent soixante, trois cent vingt, jusqu'au jour où
ils furent trois mille deux cents. Ce jour-là le
paysan tomba malade.
Il se dit :
" Si ce matin personne ne bat du tambourin, les oiseaux
vont s'empresser de rattraper le temps perdu et se régaler
de mon blé ". Il appela son jeune fils et lui
confia son tambourin :
Mon fils, aujourd'hui c'est toi qui vas me remplacer au
champ. Mais notre champ n'est pas un champ comme les autres,
c'est le champ des génies. Sache que les génies
vont te demander ce que tu fais là.
Tu n'auras qu'à répondre et ils viendront
t'aider. Surtout n'aie pas peur, et surtout, ne fais rien
d'autre que batte du tambourin.
Le petit garçon, comme tous les enfants, n'avait
qu'une seule envie, c'était de voir les génies.
Il courut vers le champ et, à peine arrivé,
il donna un grand coup de tambourin. Aussitôt, la
voix venue du sein de la terre lui dit : " Qu'est-ce
que tu fais là ? " Il répondit : "
C'est mon père qui m'envoie pour chasser les oiseaux
! " Et la voix lui dit : " Attends, on va t'aider
! "
Et de sous terre sont sortis six mille quatre cent génies,
aussi transparents les uns que les autres, chacun avec son
tambourin. Ils firent tant et tant de bruit que, cette fois?ci,
tous les oiseaux partirent, formant avec leurs oisillons
une longue caravane dans le ciel.
Resté seul, le petit garçon se dit :
" Je vais faire une bonne action, je vais compter les
épis de blé, je dirai leur nombre à
mon père et , ainsi, plus personne ne pourra nous
voler ! "
Il se mit à compter en silence : un, deux, trois,
quatre
et à quatre cents, il se trompa. Il
se dit " J'ai compté trop vite, je recommence,
j'ai tout mon temps. " Et lentement, en silence : un,
deux, trois
et à trois cents, il se trompa.
Il se dit :
" Je recommence ! Un, deux
" et à
deux cents, il se trompa, puis à cent , puis à
cinquante. Il se trompa tellement et tellement qu'à
la fin il ne savait même plus compter. A force de
compter et de recompter, il avait faim. Alors, il choisit
un épi de blé tendre et vert, le frotta entre
ses paumes et prit le grain.
A peine l'avait-il avalé que la voix venue du sein
de la terre lui dit :
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Il répondit :
- Je mange juste un grain de blé !
Et de sous terre sont sortis douze mille huit cent génies,
aussi transparents les uns que les autres, qui se sont mis
à grignoter et à manger avec un tel bonheur
qu'au bout de deux heures, il ne restait plus un seul grain
de blé dans le champ.
Alors le petit garçon se dit :
" Qu'est-ce que je vais raconter à mon père
ce soir ? Qu'il n'y a plus de blé ? Qu'il n'y a plus
de champ ?
Qu'est-ce que je vais prendre si je rentre à la maison
! "
Et il décida de ne pas rentrer. A la nuit tombée,
il se cacha dans un trou.
Le père qui l'attendait inquiet à la maison,
se dit : " Si mon fils n'est pas rentré à
l'heure qu'il est, il lui est surement arrivé quelque
chose. "
Et il se mit en route.
Il arriva au clair de lune. Devant le champ nu, sans un
grain de blé, il devina ce qui s'était passé.
Il courut chercher son fils et le trouva caché dans
un trou. Il le tira à lui et, de colère, lui
donna une gifle. Et la voix venue du sein de la terre lui
dit :
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Il répondit :
- J'ai donné une toute petite gifle à mon
fils pour le corriger
Et la voix dit :
- Attends, on va t'aider !
Et de sous terre sont sortis vingt?cinq mille six cents
génies aussi transparents les uns que les autres,
qui se sont mis en file indienne, chacun donnant à
son tour une petite gifle à l'enfant. Mais une petite
gifle de génie, ça vaut bien cinq mille gifles
d'un père en colère
Ils l'ont tellement
frappé, martelé, ratatiné, que , à
la fin il était plus mince qu'une crêpe dentelle
!
Le père, impuissant, ne savait que faire. Il se dit
" Ma femme a raison, j'aurais mieux fait de l'écouter.
Qu'est-ce que je vais lui dire maintenant ? Qu'il n'y a
plus de champ ? Qu'il n'y a plus de blé ? Que nous
n'avons même plus de fils ? Et il décida de
ne pas rentrer chez lui. La femme qui attendait, inquiète,
à la maison se dit : " Si à l'heure qu'il
est mon mari n'a pas ramené notre fils, c'est qu'il
lui est arrivé quelque chose
" Et elle
se mit en route.
En voyant le champ nu sans grain de blé, elle comprit
la moitié de l'histoire. Elle courut chercher son
mari et trouva son fils étendu par terre comme une
feuille morte. Elle comprit alors l'autre moitié
de l'histoire. De douleur, elle n'arrivait même plus
à pleurer. Elle s'arracha les cheveux.
Alors la voix venue du sein de la terre lui dit :
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Elle répondit :
- Je m'arrache les cheveux !
La voix lui dit :
- Attends, on va t'aider !
Et de sous terre sont sortis cinquante et un mille deux
cents génies, tous aussi transparents les uns que
les autres, qui se sont mis en file indienne, chacun arrachant
à son tour un cheveu. A la fin, il ne restait plus
à la femme le moindre cheveu, et son mari, bouleversé,
se mit à pleurer.
Alors la voix venue du sein de la terre lui dit :
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Il répondit :
- Je pleure ma femme et mon fils.
Et la voix lui dit :
- Attends, on va t'aider !
Et de sous terre sont sortis cette fois-ci tous les génies,
les grands et les petits, tous voulaient participer. Entourant
le paysan, sa femme et le champ, ils se sont mis à
pleurer, Pleurer comme des fontaines, Pleurer comme des
ruisseaux, Pleurer comme des torrents. Tellement, qu'ils
ont inondé le champ et noyé le paysan, sa
femme et son fils.
Et depuis ce jour, à la place du champ des génies,
coule un grand fleuve qu'on appelle le fleuve des génies.
Les pêcheurs racontent que certains matins, le chant
des génies monte du fleuve.
- Qu'est-ce que tu fais là ? Qu'est-ce que tu fais
là ?
Mais les pêcheurs se gardent bien de répondre.