Pas
de whisky pour Méphisto
Si vous voulez, je vous raconte ce qui est arrivé
avec Méphisto et le whisky. Méphisto, c'est
mon
chat, et il est noir, mais noir! Noir comme le charbon,
noir comme le chagrin, beaucoup plus noir
que le fond du plus profond des chapeaux, avec une longue
queue recourbée, très chaude et très
douce.
Parfois, je suis triste, j'ai envie de pleurer, ça
arrive. Alors Méphisto saute sur mes genoux, puis
sur
la table. Il piétine la rédaction qui démarre
pas, les divisions qui se noient, les multiplications qui
s'embourbent. Il ronronne et me caresse le bout du nez du
bout de la queue, et ça me console.
Méphisto, c'est sûrement un sorcier déguisé
en chat.
Il a des yeux scintillants comme des étoiles, une
voix qui monte et descend plus vite que celle d'un
violon. Il vagabonde sur les toits gris et froids, traverse
silencieusement la nuit, renifle le lapin dans
la cocotte minute et le lait chaud dans la casserole...
et il devine toujours ce que je pense.
Moi, c'est Microbe. Bonjour!
J'ai les cheveux blonds, les yeux bleus, cinq taches de
rousseur, pas plus, plus deux sur le nez, et
de gros ennuis en calcul.
Des ennuis horrrribles, avec des tas de zéros.
Ennuis-calculs, ennuis-cauchemars... Heureusement, il y
a Miloud, mon meilleur copain, un grand,
la tête pleine de chiffres et une bosse des maths
plus grosse que sa tête. Son père casse des
rues
au marteau-piqueur. Ils habitent au même étage
que nous, la première porte à droite, juste
sous
les toits, là où même l'escalier a du
mal à grimper. Des hivers à enrhumer un bonhomme
de neige,
des étés à dessécher un dragon.
Une chambre plus petite qu'une tasse de café.
Maman et moi, on est en face. Notre chambre est plus petite
qu'une petite cuillère. Je dors par
terre, et mes doigts de pied raclent contre le mur. Maman
travaille au restaurant du rez-dechaussée,
à laver la vaisselle et à frotter par terre.
Son patron s'appelle monsieur Félix; il est gentil,
et, le soir, il me laisse visiter les marmites, farfouiller
les restes, lécher le fond des plats.
Miloud adore compter et recompter, soustraire, additionner
des choux, des carottes et des robinets
de baignoire. Il m'aide pour mes devoirs. Mais parfois,
la prof déclenche une interro écrite
atomique. Alors, catastrophe, je récolte un plein
panier de zéros. Et Méphisto me console. Il
saute
sur mon épaule, se frotte contre ma joue, me raconte
des histoires gentilles, et j'oublie les
problèmes, et mes problèmes.
Un vrai sorcier !
Et puis, un jour, il y a le cambriolage, en face, chez le
bijoutier. Deux heures du matin. Deux coups
de revolver. Deux millions envolés. Et des policiers
partout au 14, rue Saint-Fiacre.
Nous, Maman et Méphisto, et Miloud et son père,
on habite au 13, rue Saint-Fiacre. Les fiacres,
c'étaient les taxis d'avant les taxis, avec des chevaux
qui tiraient, et de grandes roues de bois sur
les côtés. En hiver, quand la nuit tombe, je
patauge dans la neige, et je joue à me faire peur.
J'imagine les fantômes des fiacres de la rue Saint-Fiacre.
Bon. Mais aujourd'hui, pas la peine d'imaginer des fiacres
fantômes. Dans la rue j'entends des
sirènes, des ambulances, des journalistes, des caméras,
des policiers qui suivent des traces.
Des traces...
Des traces qui conduisent chez nous.
Alors, les policiers traversent.
Ils envahissent le restau, flairent les assiettes, éventrent
le frigo, soulèvent les couvercles des
marmites, et puis les marmites, et puis les plaques de fonte
sous les marmites. Ils comptent les
fourchettes et les tranches de jambon, les ronds de serviette
et les croûtons de pain, et même les
grains de sel dans les salières. Ils montent l'escalier.
Ils frappent à la porte, fouillent partout. Ils frappent
à la porte d'en face, fouillent partout. Et au fond
d'une vieille valise, ils découvrent une montagne
de billets.
Ils crient, annoncent aux journalistes que ça y est,
ils tiennent les coupables.
Le père de Miloud explique qu'il économise
depuis des années pour acheter la petite épicerie
du
16, en face du restau, et qu'il ne fait pas confiance aux
banques ; il préfère la vieille valise.
Personne ne l'écoute : clic clac, les menottes.
Miloud revient de l'école, avec ses cheveux frisés,
son vieux cartable et un 20 sur 20 en maths : et
clic clac pour lui aussi, sauf qu'on le mettra dans une
prison spéciale pour enfants, jusqu'au
procès.
Ils partent dans la camionnette bleue. La sirène
me déchire les oreilles. Miloud, il comptera quoi,
là-bas ? Les barreaux de la fenêtre et les
jours de l'année.
Je crie, je flanque des coups de pied à tout le monde,
et un joli coup de dent au commissaire.
Maman m'attrape par le cou :
- Tais-toi, Microbe !
- Mais... Faut pas les enfermer ! Faut pas !
Elle soupire :
- Tais-toi, ou on aura des ennuis... Tu veux que le patron
nous jette à la porte ? Ça me fait
vraiment peur. Comme dit Maman, l'argent pousse pas sous
les sabots d'un cheval... ou sous les
roues d'un fantôfiacre.
La nuit. Maman dort, Méphisto dort, roulé
en boule sur le coin de mon oreiller. C'est tellement
silencieux que ça me brûle les oreilles.
J'ai du chagrin, ça me creuse. Je commence à
rêver de gigots, de frites, de glaces géantes.
Je me
rappelle que le plat du jour, c'était du poulet -
pommes sautées !
Je file sans réveiller Maman. Méphisto ne
bouge pas : il rêve de dessins animés où
enfin, enfin! le
chat croque la souris.
Je descends lentement l'escalier. Soudain Méphisto
arrive, avec ses yeux de lune, ses oreilles
effilées, la queue en point d'interrogation. On dirait
qu'il cherche à me parler... C'est drôle, il
veut
m'empêcher de continuer. Il se fourre sous mes pieds,
griffe mes pantoufles, miaule d'une voix
furieuse. Pourtant, je ne remarque rien de spécial.
La salle du restau est plongée dans l'obscurité.
De la cuisine endormie m'arrivent des odeurs formidables...
La dernière marche.
Méphisto se débrouille si mal que j'écrase
sa queue. Il grogne, gratte, gronde.
- Dis, tiens-toi tranquille. T'auras ta part !
Il crache et recrache, de l'électricité jusqu'au
bout de ses moustaches; Dans la cuisine, je déniche
des bribes de blanc, des bouts de cou, une aile presque
entière. Je croque à belles dents quand...
Une lumière !
Une lumière dans la pièce, derrière
le restau.
À cette heure-ci ?
À pas de loup, avec des ruses de serpent, discret
comme une souris, j'avance, j'approche