Dis-moi
-
Dis, maman, ils sont arrivés par la mer ?
- Ici, mon fils, presque tout le monde arrive par la mer.
- Il devait faire beau comme aujourd'hui, ce jour-là.
- Peut-être. Ne gigote pas tant, avec ce clapotis,
on va se faire mouiller !
- D'accord, je ne bouge plus. Regarde, maman, le ciel
est si clair qu'on voit même les rochers du rivage.
- C'est comme ça en automne, avec ce léger vent
d'est.
-
Maman, hier il y avait du brouillard, tu te souviens ?
Et s'il y en avait eu, alors qu'ils approchaient
de la côte, ils ne seraient jamais entrés dans
la baie ;
C'est juste ou pas ? Ils auraient pris notre montagne
à deux cornes pour une petite île et ils auraient
passé
leur chemin, hein, maman ?
- Tu m'embrouilles avec toutes tes questions.
Ils auraient poursuivi leur route vers l'ouest et construit
leur ville ailleurs. Mais voilà, même si elle
a été
détruite, reconstruite et encore une fois détruite,
elle est bien là sur la colline.
-
Ecoute-moi, maman, si le vent du sud avait soufflé
fort pendant trois jours au moins,
comme à son habitude, tu penses qu'ils auraient
tenté d'accoster ?
- Quel bêta tu fais ! Bien sûr que non ! Ils se
seraient
abrités loin derrière le cap en attendant que
le vent
casse. Fatigués d'être ballottés sur la
mer et dans un tel
pays de courants d'air, ils seraient partis à toutes
voiles
dehors vers le large dans leur gros bateau.
Bon, maintenant, j'aimerais un peu de silence,
fais-moi plaisir, tais-toi.
-
Oui, maman, juste une petite chose à te demander,
après, c'est promis, bouche cousue, je ne parle plus.
Quand le vent retombe, il pleut quelquefois, d'accord ?
S'ils avaient continué, malgré tout et s'ils
avaient reçu
la grande pluie d'automne sur le dos, tu peux me dire
s'ils auraient tenté de débarquer ?
-
Certainement pas. Sur une terre si peu hospitalière,
dégoulinante d'eau boueuse, où le ciel sombre
déchiré
d'éclairs se déverse avec tant de violence sur
toutes
les choses ! Ils auraient déguerpi vite fait. Et je
crois
bien qu'ils auraient affalé les voiles et que, calfreutés
au fond de la cale, ils auraient mis à la cape,
en attendant la fin de la tempête.
Dans
le ventre du navire, ils auraient guetté le retour
du soleil et la remontée des poissons à la surface
de la mer. Bien sûr, s'ils avaient été
pêcheurs,
n'est-ce-pas mon garçon ! Mais c'étaient des
marins et,
crois-moi, sous un tel déluge, profitant d'une accalmie,
ils auraient fait demi-tour. Va-t-on imaginer ce qui se
passe dans la tête des gens ? Ne te penche pas comme
ça, tu finiras par tomber à l'eau et nous faire
chavirer.
-
Maman, réponds-moi encore s'il te plaît. Si avec
le vent du sud ils n'avaient pas vu notre montagne
cornue, perdue, escamotée, disparue dans la brume
de sable, celle qu'on déteste, celle qui colle à
la peau,
et nous brûle et nous étouffe, est-ce qu'ils
auraient
eu envie de s'établir dans un endroit pareil ?
- Qu'est-ce que j'en sais moi ? Tu m'embêtes.
Ce qu'ils ont fait, ce qu'ils n'ont pas fait, et pourquoi
ils sont venus ici et pas autre part. Comme si je n'avais
que ça
à faire et à penser, et si
et si
et si
Ils
cherchaient la terre et, n'y voyant rien, peut-être
qu'ils se sont dit : "Où sont-elles ces contrées
accueillantes dont on nous a tant parlé ?
On a dû se tromper avec nos calculs."
Ou bien, ils n'avaient jamais entendu parler de quoi
que ce soit, ils naviguaient vers l'ouest, c'est tout.
Bref, ils auraient pris leurs rames parce que pour
cette fois, avec ce temps et ce soleil blanc,
c'était toujours du calme plat.
Regarde
les nuages. Cette nuit le vent va tourner.
Ote tes pieds des filets, passe au milieu.
Aide-moi, fiston !
- Oui, maman. Justement, s'il y avait eu une grande
bourrasque du nord-ouest, celle qui roule
de gros ballons dans le ciel, où seraient-ils allés
?
-
C'est certainement un jour comme celui-là qu'ils sont
entrés plus avant dans le golfe, parce qu'avec ce vent
ils l'ont vue et bien vue notre montagne
et aussi la grande plaine du sud et les vallons alentours.
Je peux te dire qu'ils ont dû réduire la toile,
sinon gare
aux dégâts. Et une fois passée la falaise
rouge,
ils ont été rassurés en retrouvant les
eaux paisibles
avec juste quelques risées pour les pousser
jusqu'à la berge.
"Ouf
! Se sont-ils exclamé, on est bien ici."
- Maman !
- Tais-toi, quel bavard tu fais !
Ma
pauvre tête va éclater ! Je n'entends même
plus
le moteur. Attrape la rame, elle va filer.
-
Maman, une dernière question, dis-moi !
Et s'ils étaient arrivés de nuit ?
Pas une nuit trop noire, juste bleu foncé.
- Cette nuit-là, ils auraient glissé sur le
reflet de la lune
ronde et dodue comme un potiron, et voyant
la montagne dans le fond de la baie, sombre
et majestueuse, aux courbes douces sous le ciel
lumineux piqueté d'étoiles, ils se seraient
dit :
"C'est le plus beau pays du monde." Les marins avec
la brise de terre auraient humé les senteurs d'herbe
mouillée, de thym, de menthe sauvage. Peut-être
qu'en
approchant de la côte ils ont aussi senti l'odeur du
pain
chaud, tu sais, celle qui flotte dans l'air quand on vient
juste de le sortir du four. Et la reine, sur le pont du bateau,
a appelé : "Capitaine, ordonne à tes matelots
de jeter l'ancre, notre voyage est terminé."
Ils se sont installés sur la colline, juste en face
de la montagne à deux cornes.
J'aurais
pris la même décision qu'elle mais,
mon amour, je ne suis pas la reine.
Allez, on jette les filets. J'espère que demain,
lorsque je viendrai les lever, il y aura du poisson.
Pousse-toi maintenant, on rentre à la maison.