Extrait du roi du jazz

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Chapitre 1
Le cornet à pistons


Je m'appelle Leon Randolph Jackson. J'ai onze ans. Je suis noir et je suis bleu1.
Noir, c'est ma couleur du dessus: la couleur de ma peau. Bleu, c'est ma couleur
du dedans. Chez nous à La Nouvelle-Orléans, en bas de l'Amérique, 5
on ne dit pas
qu'on est triste, on dit qu'on est bleu. Et si quelqu'un vous raconte qu'il a les bleus,
alors soyez chic avec lui, parce que ça signifie qu'il a le cafard.
Oh! bien sur, je ne suis pas bleu tout le temps. L'âme, c'est comme un
caméléon: ça change de couleur à tout bout de champ. Ma mère dit souvent que la
vie vous en fait voir de toutes les couleurs. L'âme est capable de prendre l'une après
l'autre chacune des couleurs de la vie. Parfois plusieurs à la fois. Ça peut faire un joli
tableau quand le mélange est réussi ...
Mais là, devant la vitrine du "Steve's Musicstore ", le magasin d'instruments de
musique du quartier, je me sens bleu pur, bleu-bleu. Je serais même bleu foncé si
l'âme de mon copain Noel n'était de la même couleur que la mienne. Vous aurez
remarqué que Noel et Leon, c'est le même mot, une fois à l'endroit, une fois à
l'envers. Avec notre passion pour la musique et notre amitié, c'est tout ce qu'on a de
commun, lui et moi.
Par exemple, les grands-parents de Noel - la vieille Mme Martha Beider et son
mari, qui fait encore l'horloger au coin de Canal Street-, ils ont habité l'Allemagne
autrefois.
Mes grands-parents à moi sont enterrés depuis longtemps. Je ne les ai pas
connus, en fait. M'man m'a dit un jour qu'ils étaient venus d'Afrique. M'man ne me
mentirait pas, mais j'ai quand même du mal à y croire. C'est tellement loin, l'Afrique. Il
y a tellement d'eau à traverser ... Là-bas, il paraît qu'on voit le soleil tous les jours, et
jamais d'hiver : alors pourquoi auraient-ils fait tout ce chemin si c'était pour être
moins bien qu'avant? M'man me répond: "Chéri à moi, tu vas me donner les bleus,
avec tes sacrées questions! Si tu nous servais plutôt un bon verre de limonade? "
Donc, nous voilà devant chez Steve, Noel Beider et moi. 30
Même quand on oublie
de se donner rendez-vous, c'est là qu'on se retrouve tous les jours, y compris le
dimanche, où la boutique est fermée. Mais un cadenas sur la porte, ça n'a jamais
empêché personne de lorgner l'étalage.
On a chacun une fesse sur la borne d'incendie qui est au bord du trottoir, juste
devant la vitrine, et on lorgne, on lorgne; on lorgne comme si on nous avait payés
pour ça !
J'ai entendu des histoires où quelqu'un, dans la jungle, est hypnotisé par un
serpent. Noel et moi, on est hypnotisés par un cornet à pistons, une sorte de
trompette encore plus enroulée sur elle-même que les serpents.
Steve l'a installé sur un morceau de velours rouge, au beau milieu d'un tas
d'autres affaires qu'on ne voit même pas, et il brille, doucement, comme si la lumière
venait de l'intérieur, comme si c'était la couleur de son âme qui remontait à la surface.
Parce que nous savons une chose, un secret que je peux bien vous confier: c'est que
les cornets à pistons ont une âme. Et ça rend bleu, quand on y songe. Les choses
qui ont une âme, elles ne devraient pas être enfermées dans des devantures, non?
Notre cornet, on pourrait le contempler durant des heures. On continue de le
voir si on ferme les yeux. En lui tournant le dos, on serait capables de le dessiner et
pourtant, avec toutes ses courbes, ses boucles, ses espèces de noeuds, c'est
drôlement tarabiscoté, un cornet à pistons!
Noel Beider me dit :
- Quand je serai chef d'orchestre, je ferai danser les gens du haut de la ville et
mon nom sur l'affiche, ce sera: Sir Lafayette de Beider Dupré-Beauchamps.
Chaque jour, le sacré nom est un peu plus long que la veille! Alors, pour ne pas
être en reste, je réponds 55
du tac au tac :
- Quand je serai le meilleur joueur de cornet sur la terre, il y aura une fille qui
me tiendra mon chapeau et une autre qui me tiendra mes gants et une autre qui
portera l'étui, et je n'aurai pas besoin d'un nom parce que même en Afrique, tout le
monde me connaîtra.
Mon copain hoche la tête.
- Celle qui portera ton culot, dit-il, il faudra qu'elle ait de fameux biceps.
On rit si fort, tous les deux, qu'on manque de s'étaler par terre ... Nous
n'oublions jamais de rire. Ça ne veut pas dire que nous cessons d'être bleus, mais au
moins, on réussit à vivre avec ...
Tout au fond du coeur, on reste bleus parce qu'il y a cette vitre entre le cornet à
pistons et nous. Ce n'est qu'un morceau de verre, un caillou bien placé suffirait à la
réduire en miettes, mais, d'une certaine façon, c'est une barrière aussi
infranchissable qu'une muraille de pierre qui arrête les boulets de canon.
Pour Noel comme pour moi, il n'existe que deux façons de l'abattre. Première
solution: le caillou dont je viens de parler. Mais nous ne sommes pas des brigands et
d'ailleurs, à onze ans, on ne va pas très loin avec un cornet doré quand la police
vous court après! L'agent Alcide Pavageau, qui a toujours l'oeil sur nous, nous
rattraperait vite fait. Deuxième solution: les douze dollars vingt-cinq que Steve
réclame pour l'instrument. C'est écrit sur un petit rectangle blanc posé contre le
velours. En principe, je ne sais pas lire - les Blancs de La Nouvelle Orléans préfèrent
ça - mais, pour les chiffres, et surtout les prix des choses, je n'ai pas besoin de
demander à Noel. Où irais-je trouver douze dollars et vingt-cinq cents, voulez-vous
me le dire? Ma mère ne gagne pas autant en un mois avec ses ménages. Même
pour un Blanc comme mon copain, ça ne paraît pas possible.
Imaginons qu'on aille en courses pour celui-ci et pour celle-là (ce ne sont pas
les paresseux qui manquent dans le quartier), qu'on aide le marchand de charbon à
livrer ses sacs, qu'on attire les passants par la manche au Café Paradis, comme on
l'a déjà fait: que se passera-t-il?
On mangera gratis un beignet ou une crème glacée. On recevra des petits cadeaux.
Le dimanche, on aura le droit d'assister en coulisse au spectacle 85
du Café Paradis.
(C'est ce qui peut nous arriver de mieux: celui qui joue du cornet dans l'orchestre, il
est plus noir que moi et c'est un vrai champion !) Mais quant à récupérer la moindre
piécette: autant essayer de décrocher les étoiles pour se les mettre dans la poche!
Les piécettes, les gens du coin n'en ont déjà pas trop pour eux, alors, bien sur, ils
préfèrent les garder - mettez-vous à leur place. Au train où vont les choses, et à
condition de placer nos économies en commun, Noel a calculé qu'on pourrait se
payer le cornet à pistons dans six ou sept ans. D'ici là, un riche l'aura acheté pour le
suspendre à son mur ou l'offrir à un de ces petits messieurs en culotte de soie, trop
gourde pour deviner par quel côté on souffle dedans si trois professeurs en chapeau
haut-de-forme ne le lui fourrent dans le crâne.
- Hé! Noel, foutu galopin, tu n'as pas encore appris que ça déteint, les
moricauds? Est-ce que ta tante sait seulement ce que tu fabriques, ce coup-ci!
Ça, c'est la vilaine grosse voix d' Alcide Pavageau. On dirait toujours qu'il
mâche de la sciure de bois. Il ne peut pas nous laisser une minute tranquilles. À
croire que le maire en personne lui a confié la mission d'être sur notre dos et de nous
corner aux oreilles. Moi, il ne peut pas me sentir. Au sens propre! Il dit que la peau
noire dégage une odeur de vache crevée. Noel, j'ai l'impression qu'il ne l'aime pas
trop non plus, mais il n'ose pas s'en vanter parce que, m'a dit M'man, il a dans l'idée
d'épouser sa tante, Miss Schumacher.
Tout à l'heure, quand j'ai expliqué qu'on était différents, mon copain et moi, j'ai
un peu exagéré. En dehors de la musique, on se ressemble sur un point. Mon père
est parti de la maison quand j'étais tout petit, et, lui, ses parents sont morts dans un
accident l'année de sa naissance. Si vous voulez savoir pourquoi mon père n'est pas
resté avec nous, demandez à M'man. Elle vous dira: "Lou ne pouvait plus supporter
d'être pauvre ici, alors il est allé connaître la misère à Chicago." Des fois, on veut
changer mais, ce qu'on trouve, c'est encore plus la même chose qu'avant...
Bref, Noel est élevé par sa tante. C'est une personne maigrichonne, piquée de
taches brunes comme une banane qu'on a oublié de manger et personne ne
comprend pourquoi l'agent Pavageau, qui est si gros et si rouge, veut absolument
l'avoir à lui tout seul.
Lorsqu'on a entendu le policier, on a fait le gros dos en espérant qu'il
continuerait sa tournée.
Mais il s'est remis à hurler:
- Vous essayez de compter les grains de poussière de cette vitrine, ou quoi?
Foutez-moi le camp d'ici, petits morveux! Pruneau, retourne à ton bocal, que ça
saute, ou je t'arrête pour vagabondage sur la voie publique! Et toi, l'orphelin, tu
comptes te faire entretenir toute ta vie? Va demander à ta tante si elle n'a pas besoin
de toi, feignant!
Ça ne sert à rien de discuter avec un Alcide Pavageau. On a filé chacun de son
côté. Au moment où on se laissait glisser de la borne d'incendie, toutefois, mon
copain, caché du gros lard par la visière de sa casquette, m'a lancé un clin d'oeil qui
signifiait qu'on se retrouverait le lendemain au même endroit. Et le diable m'emporte
(comme dit tout le temps le patron du Café Paradis), c'est exactement ce qu'on a fait.
À la sortie de l'école, Noel Beider est venu tout droit me rejoindre devant
"Steve's Musicstore ", où je l'attendais depuis une heure. Il a fait semblant de se
fâcher.
- Leon, a-t-il ronchonné, tu triches! Tes yeux usent ce cornet beaucoup plus que
les miens!
Et moi, j'ai continué comme ça :
- Noel, mon gars, si on pouvait en jouer avec les yeux, je te jure qu'ils
m'auraient entendu jusqu'à New York, et c'est à l'autre bout de l'Amérique!
Il a plissé les yeux, il a regardé dans le vide.
- Un jour, a-t-il dit d'une voix rêveuse, ils nous entendront jusqu'à New York. Ça,
vieux, oui, tu peux parier ta dernière chemise là-dessus!
- D'accord, mon pote, ai-je répliqué en tirant sur mon vieux tricot tout reprisé.
Dès que j'aurai eu la première, j 'y penserai.
Cette fois-là encore, on a ri comme des pendules détraquées. Certains jours, le
bleu du dedans ressemble au bleu du ciel, et en écartant 145
les bras, on pourrait
presque s'envoler avec les mouettes.
- D'après toi, m'a demandé Noel, quand est-ce qu'on devient vieux?
J'ai répondu:
- Mec, on est vieux quand on passe devant les vitrines d'instruments de
musique sans regarder. Il y en a qui ont toujours été comme ça et d'autres qui ne le
seront jamais, même lorsqu'ils se prendront les pieds dans leur barbe.
- La semaine prochaine, c'est mon anniversaire.
- Sûr? Alors, si jamais j'ai eu ma première chemise d'ici là, je t'en ferai cadeau!
On s'est payé une nouvelle rigolade, c'est ce qui coûte le moins cher. Au fond
de moi, pourtant, je savais que j'étais sérieux en disant ça.
Les jours suivants, je n'ai pas arrêté de penser à ce que je pourrais offrir à mon
copain. Malheureusement, j'avais tout juste de quoi acheter un sucre d'orge, et pour
ce qui était de mes vieilles affaires, elles ne valaient pas un clou. Il n'y en avait pas
une seule que j'aurais pu lui donner sans qu'on ait honte tous les deux.
Le jour venu, M'man a quand même fait un énorme gâteau au chocolat et je
suis allé le porter chez Miss Schumacher, en essayant d'avoir l'air le moins bleu
possible.
Mais voilà, Alcide Pavageau se trouvait justement là-bas et il avait dû
m'apercevoir par la fenêtre. Il est sorti de la maison comme une furie, son bâton à la
main, et il m'a ordonné de déguerpir. J'ai expliqué que le gâteau était pour Noel, mais
il n'a rien voulu savoir.
- Ton gâteau, aboyait-il, je m'assois dessus! C'est un gâteau de nègre: vous
avez la même couleur tous les deux! Va le donner aux caïmans et laisse-les te
bouffer par la même occasion!
J'ai vu sa main devenir toute blanche autour du bâton et j'ai su qu'il valait mieux
partir. Mon oncle m'avait appris ça un jour que je l'avais trouvé assis sur une souche
dans sa cour de derrière, le visage en sang: quand la main blanche qui tient la
matraque blanchit encore, le Noir n'a plus qu'à prendre ses jambes à son cou.
Le jour de l'anniversaire de Noel, il était écrit quelque part 175
que ce ne serait pas
un bon jour pour Leon. En rentrant chez moi, le coeur gros, j'ai vu à la devanture de
Steve que, sur le morceau de velours rouge, il n'y avait plus que le carton, tourné du
côté où rien n'était écrit.
Quelqu'un venait d'acheter le cornet à pistons.

Chapitre 2
Uneperle d'or (1èrepartie)


Je me lave les mains au robinet où on fait boire les chevaux, contre le mur du
Café Paradis, et je les essuie sur mon fond de culotte. Mais ma culotte est tellement
sale, à force de traîner dans tous les coins, que je n'ai plus 5
qu'à recommencer. Ça
fait bien la dixième fois que je me passe les mains sous l'eau et je n'ose toujours pas
le toucher. J'ai l'impression qu'à l'instant où je poserai ma main dessus, je recevrai
une décharge électrique qui m'enverra valdinguer de l'autre côté de Canal Street.
Noel Beider ne se moque pas de moi.
Il comprend ce que je ressens. Il ne veut pas me brusquer. Il me sourit, tout
timide. Pourtant, il devrait être fier, il devrait me regarder de haut. Mais non: il a l?air
gêné, au contraire. Au fond, il est comme moi, il n'arrive pas à y croire. Peut-être
veut-il me voir prendre le cornet pour être sûr qu'il ne rêve pas. Pour ça, et aussi
pour que j'aie moins de peine.
Mais il se trompe: je n'ai pas de peine. Je n'ai pas envie de rire et de danser
non plus, remarquez bien. Ce que j'éprouve, ça ne peut pas s'expliquer.
Quand mon copain s'est avancé, le cornet serré sous son bras, j'ai eu la même
impression que si le Bon Dieu m'avait mis la main sur l'épaule, et je suis resté
pétrifié, les yeux grands comme des soucoupes, incapable de dire un mot. La
surprise, bien sûr, mais aussi ce mélange de terreur et d'émerveillement...
Vous ne devinerez jamais. Moi-même, j'ai encore du mal à m'y faire. Voilà toute
l'histoire : pour son anniversaire, Miss Schumacher et Alcide Pavageau avaient
annoncé à Noel qu'ils allaient se marier bientôt, puis l'agent de police lui avait tendu
quelque chose qu'il cachait derrière son dos depuis que mon copain était entré dans
la pièce - et c'était le cornet! Notre cornet, parfaitement! Celui-là et pas un autre.
Noel avait posé son cadeau
Sur un coin du buffet et il l?avait admiré toute la soirée. Il s'attendait si peu à ça
qu'il n'aurait pas pu avaler une miette du gâteau d?anniversaire. Plus tard, il avait
emporté l'instrument dans sa chambre et il avait continué de le regarder, exactement
comme je l'aurais fait moi-même. Résultat: il n'avait pas fermé l'oeil 30
de la nuit. Vouscroyez qu'il aurait au moins posé ses lèvres sur l'embouchure? Non, M'dame! Non,
M'sieur! Mon copain voulait qu'on soit ensemble pour l'essayer, puisqu'on avait cru
ensemble qu'il ne serait jamais à nous. Et puis, m'avait-il avoué en baissant les yeux,
il voulait que je sois le premier à jouer dedans.
Il va quand même falloir que je me décide un jour ou l'autre. Prêt? Je respire un
bon coup, je retiens mon souffle, je ferme les yeux à tout hasard, je tends la main ...
et avant de savoir ce qui m'arrive, Seigneur Tout-Puissant, je le tiens!
Où plutôt, c'est lui qui me retient, qui m'empêche de me sauver à toutes
jambes.
Ah! mes amis, je suis agrippé à ce sacré cornet comme si l'ouragan soufflait sur
Canal Street et que le seul moyen de ne pas être emporté dans le Mississippi, c'était
de m' accrocher à lui de toutes mes forces.
Puis je me rends compte qu'on est au mois de mai, qu'il n'y a pas un poil d'air,
qu'il fait même une chaleur étouffante. Je me trouve plutôt idiot et, peu à peu, j'arrive
à me dominer.
Je n'ai plus peur. Tout ce qui me préoccupe, c'est de ne pas rater mon coup. Le
cornet à pistons, il ne se laisse pas faire comme ça. Avec toutes ses courbes, il vous
attend au virage.
J'entraîne mon copain vers l'entrée du Café Paradis, devant la pancarte où sont
épinglées les photographies du spectacle. En haut à gauche, il y en a une qui
représente Buddy Joe en train de jouer. Buddy Joe, c'est le cornettiste dont je vous
ai parlé, le meilleur de tous, le roi du piston. Et si vous ne me croyez pas, sachez
que, dans toute la ville, on ne l'appelle que "King1 Buddy Joe ".
Cette photo, j'étais sûr de la connaître par coeur, mais je la découvre tout à
coup comme si je ne l'avais jamais vue de ma vie. C'est que cette fois, moi aussi, j'ai
un cornet à la main! Je disposerais d'une loupe que je n'observerais pas avec plus
d'attention comment Buddy Joe pince les lèvres, comment il gonfle les joues,
comment il place ses mains autour de l'instrument (les doigts de la main droite,
surtout) et de quelle façon il pose le haut de l'embouchure dans le petit creux, à
l'endroit où la lèvre supérieure se divise en deux moitiés. Si j'arrive 60
à faire tout pareil,
peut-être que le cornet reconnaîtra en moi un ami et qu'il acceptera de chanter un
tout petit peu ... Ça n'en finit pas, tellement je m'efforce de faire les choses comme il
faut. Mais allez donc prendre la pose, avec les yeux au ciel, tout en continuant de
lorgner le modèle ...
Noel vient à mon secours.
Il recule d'un pas, ferme un oeil pour mieux juger de l'effet et me donne les
directives : "Plus bas! Non, plus haut! Lève la tête! Baisse la tête! À gauche, le
menton! À droite! Comme ci ! Comme ça ! "
Il n'y a pas de raison d'en voir le bout.
Alors, sans crier gare, en me prenant moi-même par surprise, j'abaisse le
piston du milieu et je vide dans l'embouchure, en une seule fois, tout l'air que j'ai
dans le corps, au point de m'en faire éclater les tempes.
Et savez-vous ce qui sort à l'autre bout?
Une note! Une vraie note! Une vraie de vraie de sacrée vraie note de musique!
Toute ronde, étincelante comme une grosse perle en or, mais plus légère qu'une
bulle de savon ...
Elle a flotté un instant devant nos yeux, au-dessus de nos têtes. Je la voyais.
Je jure que je pouvais la voir! Puis elle s'est élevée, elle s'est envolée,
majestueusement, et elle est allée mourir au milieu des fils électriques, mais d'une
mort paisible, belle et heureuse, qui ressemblait à une apothéose.
Ensuite, j'ai eu la sensation que c?étaient mes semelles qui se détachaient du
sol et que je voguais sur une espèce de brouillard. Mon copain me dévorait des
yeux, bouche bée, comme s'il voyait Dieu sur terre...
Je lui ai rendu le cornet.
- À ton tour, ai-je dit d'une voix si bizarre que je l'ai 85
à peine reconnue moimême.
Il hésitait.
- Tu crois?
- Et alors! Qu'est-ce que ça veut dire? Il ne va pas te mordre, non?
Il n'avait pas l'air d'en être si sûr que ça. J'ai dû insister, comme si le cornet
avait été mon cadeau et non pas le sien.
Je n'en revenais pas: est-ce qu'il existait quelque chose de plus chouette au
monde que de fabriquer une de ces bulles de savon dorées? Finalement, il s'est
résigné.
Ah! ça n'a pas été une petite affaire. Cent fois pire qu'avec moi! Il s'y est repris
je ne sais combien de fois. Je lui ai donné plus de conseils que si j'étais King Buddy
Joe en personne. Et finalement, il a soufflé aussi fort qu'il a pu, mais tout ce qu'on a
entendu, c'était le pfuuuui d'un pneu qui se dégonfle; et encore, ça n'a pas duré très
longtemps.
Mon copain n'a pas voulu recommencer. Il a tourné la tête et il a regardé un
réverbère, sur le trottoir d'en face, un réverbère comme il y en a des centaines à La
Nouvelle Orléans. Je voyais bien qu'il était plus bleu qu'il l'avait jamais été, mais je
ne savais pas quoi dire. J'étais gêné parce que, moi, je venais de vivre le plus beau
moment de toute mon existence et qu'il avait assisté à mon triomphe.
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Pourtant, son regard est revenu vers moi. Il a tiré sa casquette sur son front
d'un coup sec et il m'a dit avec un large sourire, en me fourrant le cornet dans les
mains :
- Joue, Leon. Joue-m? en encore une, s'il te plaît.
Qu'auriez-vous fait à ma place? Qu'auriez-vous fait si votre meilleur, votre seul
copain vous l'avait demandé comme si c'était le plus grand service que vous puissiez
lui rendre ?