Prologue
Où
lon voit comment le Goupil et le Loup vinrent au monde,
et pourquoi le premier sappellera Renart, le second
Ysengrin.
Seigneurs,
vous avez assurément entendu conter bien des histoires
: on vous a dit de Paris comment il ravit Hélène,
et de Tristan comme il fit le lai du Chevrefeuil ; vous savez
le dit du Lin et de la Brebis, nombre de fables et chansons
de geste : mais vous ne connaissez pas la grande guerre, qui
ne finira jamais, de Renart et de son compère Ysengrin.
Si vous voulez, je vous dirai comment la querelle prit naissance
et avant tout, comment vinrent au monde les deux barons.
Un
jour, jouvris une armoire secrète, et jeus
le bonheur dy trouver un livre qui traitait de la chasse.
Une grande lettre vermeille arrêta mes yeux ; cétait
le commencement de la vie de Renart. Si je ne lavais
pas lue, jaurais pris pour un homme ivre celui qui me
leût contée ; mais on doit du respect à
lécriture et, vous le savez, celui qui na
pas confiance aux livres est en danger de mauvaise fin.
Le
Livre nous dit donc que le bon Dieu, après avoir puni
nos premiers parents comme ils le méritaient, et dès
quils furent chassés du Paradis, eut pitié
de leur sort. Il mit une baguette entre les mains dAdam
et lui dit que, pour obtenir ce qui lui conviendrait le mieux,
il suffisait den frapper la mer. Adam ne tarda pas à
faire lépreuve : il étendit la baguette
sur la grande eau salée ; soudain il en vit sortir
une brebis. « Voilà, » ce dit-il, «
qui est bien ; la brebis restera près de nous, nous
en aurons de la laine, des fromages et du lait. »
Ève,
à laspect de la brebis, souhaita quelque chose
de mieux. Deux brebis, pensa-t-elle, vaudront mieux quune.
Elle pria donc son époux de la laisser frapper à
son tour. Adam (nous le savons pour notre malheur), ne pouvait
rien refuser à sa femme : Ève reçut de
lui la baguette et létendit sur les flots ; aussitôt
parut un méchant animal, un loup, qui, sélançant
sur la brebis, lemporta vers la forêt voisine.
Aux cris douloureux dÈve, Adam reprit la baguette
: il frappe ; un chien sélance à la poursuite
du loup, puis revient ramenant la brebis déjà
sanglante.
Grande
alors fut la joie de nos premiers parents. Chien et brebis,
dit le Livre, ne peuvent vivre sans la compagnie de lhomme.
Et toutes les fois quAdam et Ève firent usage
de la baguette, de nouveaux animaux sortirent de la mer :
mais avec cette différence quAdam faisait naître
les bêtes apprivoisées, Ève les animaux
sauvages qui tous, comme le loup, prenaient le chemin des
bois.
Au
nombre des derniers se trouva le goupil, au poil roux, au
naturel malfaisant, à lintelligence assez subtile
pour décevoir toutes les bêtes du monde. Le goupil
ressemblait singulièrement à ce « maître
» passé dans tous les genres de fourberies, quon
appelait Renart, et qui donne encore aujourdhui son
nom à tous ceux qui font leur étude de tromper
et mentir. Renart est aux hommes ce que le goupil est aux
bêtes : ils sont de la même nature ; mêmes
inclinations, mêmes habitudes ; ils peuvent donc prendre
le nom lun de lautre.
Or
Renart avait pour oncle sire Ysengrin, homme de sang et de
violence, patron de tous ceux qui vivent de meurtre et de
rapine. Voilà pourquoi, dans nos récits, le
nom du loup va se confondre avec celui dYsengrin.
Dame
Hersent, digne épouse du larron Ysengrin, cur
rempli de félonie, visage rude et couperosé,
sera, par une raison pareille, la marraine de la louve. Lune
fut insatiable autant que lautre est gloutonne : mêmes
dispositions, même caractère ; filles, par conséquent,
de la même mère. Il faut pourtant lavouer
: il ny a pas eu de parenté véritable
entre le loup et le goupil ; seulement, quand ils se visitaient
et quil y avait entre eux communauté dintérêts
et dentreprises, le loup traitait souvent le goupil
de beau neveu ; lautre le nommait son oncle et son compère.
Quant à la femme de Renart, dame Richeut, on peut dire
quelle ne cède pas en fourbe à la goupille,
et que si lune est chatte, lautre est mitte. Jamais
on ne vit deux couples mieux assortis ; même penchant
à la ruse dans Renart et dans le goupil ; même
rapacité dans la goupille et dans Richeut.
Et
maintenant, Seigneurs, que vous connaissez Ysengrin le loup
et Renart le goupil, nallez pas vous émerveiller
de voir ici parler le goupil et le loup, comme pouvaient le
faire Ysengrin et Renart : les bons frères qui demeurent
à notre porte, racontent que la même chose arriva
jadis à lânesse dun prophète
que jai entendu nommer Balaam. Le roi Balaac lui avait
fait promettre de maudire les enfants dIsraël ;
Notre Seigneur qui ne le voulut souffrir, plaça devant
lânesse son ange armé dun glaive
étincelant. Balaam eut beau frapper la pauvre bête,
le fouet, le licou, les talons ny faisaient rien ; enfin,
lânesse, avec la permission de Dieu, se mit à
dire : « Laissez-moi, Balaam, ne me frappez pas ; ne
voyez-vous pas Dieu qui mempêche davancer
? » Assurément Dieu peut, et vous nen doutez
pas, donner également la parole à toutes les
autres bêtes ; il ferait même plus encore : il
déciderait un usurier à ouvrir par charité
son escarcelle. Cela bien entendu, écoutez tout ce
que je sais de la vie de Renart et dYsengrin.
Livre 1
1
Comment
Renart emporta la nuit les bacons dYsengrin.
Renart,
un matin, entra chez son oncle, les yeux troubles, la pelisse
hérissée. « Quest-ce, beau neveu
? Tu parais en mauvais point, » dit le maître
du logis ; « serais-tu malade, Oui ; je ne me
sens pas bien. Tu nas pas déjeuné
? Non, et même je nen ai pas envie.
Allons donc ! Cà, dame Hersent, levez-vous tout de
suite, préparez à ce cher neveu une brochette
de rognons et de rate ; il ne la refusera pas. »
Hersent
quitte le lit et se dispose à obéir. Mais Renart
attendait mieux de son oncle ; il voyait trois beaux bacons
suspendus au faîte de la salle, et cest leur fumée
qui lavait attiré. « Voilà, »
dit-il, « des bacons bien aventurés ! Savez-vous,
bel oncle, que si lun de vos voisins (nimporte
lequel, ils se valent tous) les apercevait, il en voudrait
sa part ? À votre place, je ne perdrais pas un moment
pour les détacher, et je dirais bien haut quon
me les a volés. Bah ! fit Ysengrin, je nen
suis pas inquiet ; et tel peut les voir qui nen saura
jamais le goût. Comment ! Si lon vous en
demandait ? Il ny a demande qui tienne ; je nen
donnerais pas à mon neveu, à mon frère,
à qui que ce soit au monde. »
Renart
ninsista pas ; il mangea ses rognons et prit congé.
Mais, le surlendemain, il revint à la nuit fermée
devant la maison dYsengrin. Tout le monde y dormait.
Il monte sur le faîte, creuse et ménage une ouverture,
passe, arrive aux bacons, les emporte, revient chez lui, les
coupe en morceaux et les cache dans la paille de son lit.
Cependant
le jour arrive ; Ysengrin ouvre les yeux : Quest cela
? le toit ouvert, les bacons, ses chers bacons enlevés
! « Au secours ! au voleur ! Hersent ! Hersent ! Nous
sommes perdus ! » Hersent, réveillée en
sursaut, se lève échevelée : «
Quy a-t-il ? Oh ! quelle aventure ! Nous, dépouillés
par les voleurs ! À qui nous plaindre ! » Ils
crient à qui mieux mieux mais ils ne savent qui accuser
; ils se perdent en vains efforts pour deviner lauteur
dun pareil attentat.
Renart
cependant arrive : il avait bien mangé, il avait le
visage reposé, satisfait. « Eh ! bel oncle, quavez-vous
? vous me paraissez en mauvais point ; seriez-vous malade
? Je nen aurais que trop sujet ; nos trois beaux
bacons, tu sais ? on me les a pris ! Ah ! » répond
en riant Renart, « cest bien cela ! Oui, voilà
comme il faut dire : on vous les a pris. Bien, très-bien
! mais, oncle, ce nest pas tout, il faut le crier dans
la rue, que vos voisins nen puissent douter.
Eh ! je te dis la vérité ; on ma volé
mes bacons, mes beaux bacons. Allons ! » reprend
Renart, « ce nest pas à moi quil
faut dire cela : tel se plaint, je le sais, qui na pas
le moindre mal. Vos bacons, vous les avez mis à labri
des allants et venants ; vous avez bien fait, je vous approuve
fort. Comment ! mauvais plaisant, tu ne veux pas mentendre
? je te dis quon ma volé mes bacons.
Dites, dites toujours. Cela nest pas bien, »
fait alors dame Hersent, « de ne pas nous croire. Si
nous les avions, ce serait pour nous un plaisir de les partager,
vous le savez bien. Je sais que vous connaissez les
bons tours. Pourtant ici tout nest pas profit : voilà
votre maison trouée ; il le fallait, jen suis
daccord, mais cela demandera de grandes réparations.
Cest par là que les voleurs sont entrés,
nest-ce pas ? cest par là quils se
sont enfuis ? Oui, cest la vérité.
Vous ne sauriez dire autre chose. Malheur en
tout cas, » dit Ysengrin, roulant des yeux, «
à qui ma pris mes bacons, si je viens à
le découvrir ! » Renart ne répondit plus
; il fit une belle moue, et séloigna en ricanant
sous cape. Telle fut la première aventure, les Enfances
de Renart. Plus tard il fit mieux, pour le malheur de tous,
et surtout de son cher compère Ysengrin.
2
Comment
Renart entra dans la ferme de Constant Desnois ; comment il
emporta Chantecler et comment il ne le mangea pas.
Puis,
un autre jour, il arrive à Renart de se présenter
devant un village au milieu des bois, fort abondamment peuplé
de coqs, gelines, jars, oisons et canards. Dans le plessis,
messire Constant Desnois, un vilain fort à laise,
avait sa maison abondamment garnie des meilleures provisions,
de viandes fraîches et salées. Dun côté,
des pommes et des poires ; de lautre le parc aux bestiaux,
formé dune enceinte de pieux de chêne recouverts
daubépines touffus.
Cest
là que Constant Desnois tenait ses gelines à
labri de toute surprise. Renart, entré dans le
plessis, sapproche doucement de la clôture. Mais
les épines entrelacées ne lui permettent pas
de franchir la palissade. Il entrevoit les gelines, il suit
leurs mouvements, mais il ne sait comment les joindre. Sil
quitte lendroit où il se tenait accroupi, et
si même il ose tenter de bondir au-dessus de la barrière,
il sera vu sans aucun doute, et pendant que les gelines se
jetteront dans les épines, on lui donnera la chasse,
on le happera, il naura pas le temps dôter
une plume au moindre poussin. Il a beau se battre les flancs
et, pour attirer les gelines, baisser le cou, agiter le bout
de sa queue, rien ne luy réussit.
Enfin,
dans la clôture, il avise un pieu rompu qui lui promet
une entrée facile : il sélance et tombe
dans une plate-bande de choux que le vilain avait menagée.
Mais le bruit de sa chute avait donné léveil
à la volatile ; les gelines effrayées se sauvent
vers les bâtiments. Ce nétait pas le compte
de Renart. Dun autre côté, Chantecler le
coq revenait dune reconnaissance dans la haie ; Il voit
fuir ses vassales, et ne comprenant rien à leur effroi,
il les rejoint la plume abaissée, le col tendu. Alors,
dun ton de reproche et de mécontentement : «
Pourquoi cette presse à regagner la maison ? Êtes-vous
folles ? » Pinte, la meilleure tête de la troupe,
celle qui pond les plus gros ufs, se charge de la réponse
: « Cest que nous avons eu bien peur. Et
de quoi ? Est-ce au moins de quelque chose ? Oui.
Voyons. Cest dune bête des bois qui
pouvait nous mettre en mauvais point. Allons ! »
dit le coq, « ce nest rien apparemment ; restez,
je réponds de tout. Oh ! tenez » cria
Pinte, « je viens encore de lapercevoir.
Vous ? Oui ; au moins ai-je vu remuer la haie et trembler
les feuilles de chou sous lesquelles il se tient caché.
Taisez-vous, sotte que vous êtes », dit
fièrement Chantecler, comment un goupil, un putois
même pourrait-il entrer ici : la haie nest-elle
pas trop serrée ? Dormez tranquilles ; après
tout, je suis là pour vous défendre.
Chantecler
dit, et sen va gratter un fumier qui semblait lintéresser
vivement. Cependant, les paroles de Pinte lui revenaient,
et sans savoir ce qui lui pendait à lil,
il affectait une tranquillité quil navait
pas. Il monte sur la pointe dun toit, là, un
oeil ouvert et lautre clos, un pied crochu et lautre
droit, il observe et regarde çà et là
par intervalles, jusquà ce que las de veiller
et de chanter, il se laisse involontairement aller au sommeil.
Alors il est visité par un songe étrange ; il
croit voir un objet qui de la cour savance vers lui,
et lui cause un frisson mortel. Cet objet lui présentait
une pelisse rousse engoulée ou bordée de petites
pointes blanches ; il endossait la pelisse fort étroite
dentrée, et, ce quil ne comprenait pas,
il la revêtait par le collet, si bien quen y entrant,
il allait donner de la tête vers la naissance de la
queue. Dailleurs, la pelisse avait la fourrure en dehors,
ce qui était tout à fait contre lusage
des pelisses.
Chantecler
épouvanté tressaille et se réveille :
« Saint-Esprit ! » dit-il en se signant, «
défends mon corps de mort et de prison ! » Il
saute en bas du toit et va rejoindre les poules dispersées
sous les buissons de la haie. Il demande Pinte, elle arrive.
« Ma chère Pinte, je te lavoue, je suis
inquiet à mon tour. Vous voulez vous railler
de nous apparemment, » répond la geline ; «
vous êtes comme le chien qui crie avant que la pierre
ne le touche. Voyons, que vous est-il arrivé ?
Je viens de faire un songe étrange, et vous allez men
dire votre avis. Jai cru voir arriver à moi je
ne sais quelle chose portant une pelisse rousse, bien taillée
sans trace de ciseaux. Jétais contraint à
men affubler ; la bordure avait la blancheur et la dureté
de livoire ; la fourrure était en dehors, on
me la passait en sens contraire, et comme jessayais
de men débarrasser, je tressaillis et me réveillai.
Dites-moi, vous qui êtes sage, ce quil faut penser
de tout cela. »
«
Eh bien tout cela, » dit sérieusement Pinte,
« nest que songe, et tout songe, dit-on, est mensonge.
Cependant je crois deviner ce que le vôtre peut annoncer.
Lobjet porteur dune rousse pelisse nest
autre que le goupil, qui voudra vous en affubler. Dans la
bordure semblable à des grains divoire, je reconnais
les dents blanches dont vous sentirez la solidité.
Lencolure si étroite de la pelisse cest
le gosier de la méchante bête ; par elle passerez-vous
et pourrez-vous de votre tête toucher la queue dont
la fourrure sera en dehors. Voilà le sens de votre
songe ; et tout cela pourra bien vous arriver avant midi.
Nattendez donc pas, croyez-moi ; lâchons tous
le pied, car je vous le répète, il est là,
là dans ce buisson, épiant le moment de vous
happer. »
Mais
Chantecler, entièrement réveillé, avait
repris sa première confiance. « Pinte, ma mie
», dit-il, « voilà de vos terreurs, et
votre faiblesse ordinaire. Comment pouvez-vous supposer que
moi, je me laisse prendre par une bête cachée
dans notre parc ! Vous êtes folle en vérité,
et bien fou celui qui sépouvante dun rêve.
Il en sera donc, » dit Pinte « ce que Dieu
voudra : mais que je naie plus la moindre part à
vos bonnes grâces, si le songe que vous mavez
raconté demande une autre explication. Allons,
allons, ma toute belle » dit Chantecler en se rengorgeant,
« assez de caquet comme cela. » Et de retourner
au tas quil se plaisait à gratiller. Peu de temps
après, le sommeil lui avait de nouveau fermé
les yeux.
Or
Renart navait rien perdu de lentretien de Chantecler
et de Pinte. Il avait vu avec satisfaction la confiance du
coq, et quand il le crut bien rendormi, il fit un mouvement,
mit doucement un pas devant lautre, puis sélança
pour le happer dun seul bond. Mais si doucement ne put-il
avancer que Chantecler ne le devinât, et neût
le temps de faire un saut et déviter latteinte,
en volant de lautre côté du fumier. Renart
voit avec dépit quil a manqué son coup
; et maintenant, le moyen de retenir la proie qui lui échappe
? « Ah ! mon Dieu, Chantecler, » dit-il de sa
voix la plus douce, « vous vous éloignez comme
si vous aviez peur de votre meilleur ami. De grâce,
laissez-moi vous dire combien je suis heureux de vous voir
si dispos et si agile. Nous sommes cousins germains, vous
savez. »
Chantecler
ne répondit pas, soit quil resta défiant,
soit que le plaisir de sentendre louer par un parent
quil avait méconnu lui ôta la parole. Mais
pour montrer quil navait pas peur, il entonna
un brillant sonnet. « Oui, cest assez bien chanté,
» dit Renart, « mais vous souvient-il du bon Chanteclin
qui vous mit au monde ? Ah ! cest lui quil fallait
entendre. Jamais personne de sa race nen approchera.
Il avait, je men souviens, la voix si haute, si claire,
quon lécoutait une lieue à la ronde,
et pour prolonger les sons tout dune haleine, il lui
suffisait douvrir la bouche et de fermer les yeux.
Cousin, » fait alors Chantecler, « vous voulez
apparemment railler. Moi railler un ami, un parent
aussi proche ? ah ! Chantecler, vous ne le pensez pas. La
vérité cest que je naime rien tant
que la bonne musique, et je my connais. Vous chanteriez
bien si vous vouliez ; clignez seulement un peu de lil,
et commencez un de vos meilleurs airs. Mais dabord,
» dit Chantecler, « puis-je me fier à vos
paroles ? éloignez-vous un peu, si vous voulez que
je chante : vous jugerez mieux, à distance, de létendue
de mon fausset. Soit, » dit Renart, en reculant
à peine, « voyons donc cousin, si vous êtes
réellement fils de mon bon oncle Chanteclin. »
Le
coq, un oeil ouvert lautre fermé, et toujours
un peu sur ses gardes, commence alors un grand air. «
Franchement », dit Renart, « cela na rien
de vraiment remarquable ; mais Chantecler, ah ! cétait
lui : quelle différence ! Dès quil avait
fermé les yeux, il prolongeait les traits au point
quon lentendait bien au delà du plessis.
Franchement, mon pauvre ami, vous nen approchez pas.
» Ces mots piquèrent assez Chantecler pour lui
faire oublier tout, afin de se relever dans lestime
de son cousin : il cligna des yeux, il lança une note
quil prolongeait à perte dhaleine, quand
lautre croyant le bon moment venu, sélance
comme une flèche, le saisit au col et se met à
la fuite avec sa proie. Pinte qui le suivait des yeux, pousse
alors un cri des plus aigus. « Ah ! Chantecler, je vous
lavais bien dit ; pourquoi ne mavoir pas crue
! Voilà Renart qui vous emporte. Ah ! pauvre dolente
! Que vais-je devenir, privée de mon époux,
de mon seigneur, de tout ce que jaimais au monde ! »
Cependant
au moment où Renart saisissait le pauvre coq, le jour
tombait, et la vieille femme, gardienne de lenclos,
ouvrait la porte du gelinier. Elle appelle Pinte, Bise, Roussette
; personne ne répond ; elle lève les yeux, elle
voit Renart emportant Chantecler à toutes jambes. «
Haro, Haro ! » sécria-t-elle, « au
Renart, au voleur ! » et les vilains daccourir
de tous côtés. « Quy a-t-il ? pourquoi
cette clameur ? Haro ! » crie de nouveau la vieille,
« le goupil emporte mon coq. Eh ! pourquoi, méchante
vieille », dit Constant Desnois, « lavez-vous
laissé faire ? Parce quil na pas
voulu mattendre. Il fallait le frapper.
Avec quoi ? De votre quenouille. Il courait
trop fort : vos chiens bretons ne lauraient pas rejoint.
Par où va-t-il ? De ce côté
; tenez, le voyez-vous là-bas ? »
Renart
franchissait alors les haies ; mais les vilains lentendirent
tomber de lautre côté et tout le monde
se mit à sa poursuite. Constant Desnois lâche
Mauvoisin, son gros dogue. On retrouve la piste, on lapproche,
on va latteindre. Le Goupil ! le goupil ! Renart nen
courait que plus vite. « Sire Renart, » dit alors
le pauvre Chantecler dune voix entrecoupée, «
laisserez-vous ainsi maugréer ces vilains ? À
votre place je men vengerais, et je les gaberais à
mon tour. Quand Constant Desnois dira à ses valets
: Renart lemporte ; répondez : Oui, à
votre nez, et malgré vous. Cela seul les fera taire.
»
On
la dit bien souvent ; il nest sage qui parfois
ne folie. Renart, le trompeur universel, fut ici trompé
lui-même, et quand il entendit la voix de Constant Desnois,
il prit plaisir à lui répondre : Oui, vilains,
je prends votre coq, et malgré vous. Mais Chantecler,
dès quil ne sent plus létreinte
des dents, fait un effort, échappe, bat des ailes,
et le voilà sur les hautes branches dun pommier
voisin, tandis que, dépité et surpris, Renart
revient sur ses pas et comprend la sottise irréparable
quil a faite. « Ah ! mon beau cousin » lui
dit le coq, « voilà le moment de réfléchir
sur les changements de fortune. Maudit soit, »
dit Renart, « la bouche qui savise de parler quand
elle doit se taire ! Oui », reprend Chantecler,
« et la malegoute crève lil qui va
se fermer quand il devait souvrir plus grand que jamais.
Voyez-vous, Renart, fol toujours sera qui de rien vous croira
: au diable votre beau cousinage ! Jai vu le moment
où jallais le payer bien cher ; mais pour vous,
je vous engage à jouer des jambes, si pourtant vous
tenez à votre pelisse. »
Renart
ne samusa pas à répondre. Une fourrée
le mit à labri des chasseurs. Il séloigna
lâme triste et la panse vide, tandis que le coq,
longtemps avant le retour des vilains, regagnait joyeusement
lenclos, et rendait par sa présence le calme
à tant damies que son malheur avait douloureusement
affectées .
3
Comment
Berton le Maire fut trompé par Renart, et comment Renart
fut trompé par Noiret.
Pierre,
qui vint au monde à Saint-Cloud, cédant au désir
de ses amis, a longtemps veillé pour mettre en vers
plusieurs joyeux tours de Renart, ce méchant nain dont
tant de bonnes âmes ont eu droit de se plaindre. Si
lon veut faire un peu silence, on pourra trouver ici
matière à plus dun bon enseignement.
Cétait
au mois de mai, temps où monte la fleur sur laubépine,
où les bois, les prés reverdissent, où
les oiseaux disent, nuit et jour, chansons nouvelles. Renart
seul navait pas toutes ses joies, même dans son
château de Maupertuis : il était à la
fin de ses ressources ; déjà sa famille, nayant
plus rien à mettre sous la dent, poussait des cris
lamentables, et sa chère Hermeline, nouvellement relevée,
était surtout épuisée de besoin. Il se
résigna donc à quitter cette retraite ; il partit,
en jurant sur les saintes reliques de ne pas revenir sans
rapporter au logis dabondantes provisions.
Il
entre dans le bois, laissant à gauche la route frayée
; car les chemins nont pas été faits pour
son usage. Après mille et mille détours, il
descend enfin dans la prairie. « Ah ! sainte Marie !
» dit-il alors, « où trouver jamais lieux
plus agréables ! Cest le Paradis terrestre ou
peu sen faut : des eaux, des fleurs, des bois, des monts
et des prairies. Heureux qui pourrait vivre ici de sa pleine
vie, avec une chasse toujours abondante et facile ! Mais les
champs les plus verts, les fleurs les plus odorantes nempêchent
pas ce proverbe dêtre vrai : le besoin fait vielles
trotter. »
Renart,
en poussant un long gémissement, se remit à
la voie. La faim, qui chasse le loup hors du bois, lui donnait
des jambes. Il descend, il monte, il épie de tous côtés
si daventure quelque oiseau, quelque lapin ne vient
pas à sa portée. Un sentier conduisait à
la ferme voisine ; Renart le suit, résolu de visiter
les lieux à ses risques et périls. Le voilà
devant la clôture : mais tout en suivant les détours
de haies et de sureaux, il dit une oraison pour que Dieu le
garde de malencontre, et lui envoie de quoi rendre la joie
à sa femme et à toute sa famille.
Avant
daller plus loin, il est bon de vous dire que la ferme
était au vilain le plus aisé quon pût
trouver dici jusquà Troies (jentends
Troies la petite, celle où ne régna jamais le
roi Priam). La maison tenant au plessis était abondamment
pourvue de tout ce quil est possible de désirer
à la campagne : bufs et vaches, brebis et moutons
; des gelines, des chapons, des ufs, du fromage et du
lait. Heureux Renart, sil peut trouver le moyen dy
entrer !
Mais
cétait là le difficile. La maison, la
cour et les jardins, tout était fermé de pieux
longs, aigus et solides, protégés eux-mêmes
par un fossé rempli deau. Je nai pas besoin
dajouter que les jardins étaient ombragés
darbres chargés des plus beaux fruits ; ce nétait
pas là ce qui éveillait lattention de
Renart.
Le
vilain avait nom Bertaud ou Berton le Maire ; homme assez
peu subtil, très-avare et surtout désireux daccroître
sa chevance. Plutôt que de manger une de ses gelines,
il eût laissé couper ses grenons, et jamais aucun
de ses nombreux chapons navait couru le danger dentrer
dans sa marmite. Mais il en envoyait chaque semaine un certain
nombre au marché. Pour Renart il avait des idées
toutes différentes sur le bon usage des chapons et
des gelines ; et sil entre dans la ferme, on peut être
sûr quil voudra juger par lui-même du goût
plus ou moins exquis de ces belles pensionnaires.
De
bonheur pour lui, Berton était, ce jour-là,
seul à la maison. Sa femme venait de partir pour aller
vendre son fil à la ville, et les garçons étaient
dispersés dans les champs, chacun à son ouvrage.
Renart, parvenu au pied des haies par un étroit sentier
qui séparait deux blés, aperçut tout
dabord, en plein soleil, nombre chapons, et Noiret tout
au milieu, clignant les yeux dun air indolent, tandis
que près de lui, gelines et poussins grattaient à
qui mieux mieux la paille amassée derrière un
buisson dépines. Quel irritant aiguillon pour
la faim qui le tourmentait ! Mais ici ladresse et linvention
servaient de peu : il va, vient, fait et refait le tour des
haies, nulle part la moindre trouée. À la fin,
cependant, il remarque un pieu moins solidement tenu et comme
pourri de vieillesse, près dun sillon qui servait
à lécoulement des eaux grossies par les
pluies dorage. Il sélance, franchit le
ruisseau, se coule dans la haie, sarrête, et déjà
ses barbes frissonnent de plaisir à lidée
de la chair savoureuse dun gros chapon quil avise.
Immobile, aplati sous une tige épineuse, il guette
le moment, il écoute. Cependant Noiret, dans toutes
les joies de la confiance, se carre dans le jardin, appelle
ses gelines, les flatte ou les gourmande, et se rapprochant
de lendroit où Renart se tient caché,
il y commence à grateler. Tout à coup Renart
paraît et sélance ; il croit le saisir,
mais il manque son coup. Noiret se jette vivement de côté,
vole, saute et court en poussant des cris de détresse.
Berton lentend ; il sort du logis, cherche doù
vient le tumulte, et reconnaît bientôt le goupil
à la poursuite de son coq. « Ah ! cest
vous, maître larron ! vous allez avoir affaire à
moi. »
Il
rentre alors à la maison, pour prendre non pas une
arme tranchante (il sait quun vilain na pas droit
den faire usage contre une bête fauve), mais un
filet enfumé, tressé je crois par le diable,
tant le réseau en était habilement travaillé.
Cest ainsi quil compte prendre le malfaiteur.
Renart voit le danger et se blottit sous une grosse tête
de chou. Berton, qui navait chassé ni volé
de sa vie, se contente détendre les rets en travers
sur la plate-bande, en criant le plus haut quil peut,
pour mieux effrayer Renart : « Ah ! le voleur, ah !
le glouton ! nous le tenons enfin ! » Et ce disant,
il frappait dun bâton sur les choux, si bien que
Renart, ainsi traqué, prend le parti de sauter dun
grand élan ; mais où ? en plein filet. Sa position
devient de plus en plus mauvaise : le réseau le serre,
lenveloppe ; il est pris par les pieds, par le ventre,
par le cou. Plus il se démène, plus il senlace
et sentortille. Le vilain jouit de son supplice : «
Ah ! Renart, ton jugement est rendu, te voilà condamné
sans rémission. » Et pour commencer la justice,
Berton lève le pied quil vient poser sur la gorge
du prisonnier. Renart prend son temps ; il saisit le talon,
serre les dents, et les cris aigus de Berton lui servent de
première vengeance. La douleur de la morsure fut même
assez grande pour faire tomber le vilain sans connaissance
; mais revenu bientôt à lui, il fait de grands
efforts pour se dégager ; il lève les poings,
frappe sur le dos, les oreilles et le cou de Renart qui se
défend comme il peut sans pour cela desserrer les dents.
Il fait plus : dun mouvement habile, il arrête
au passage la main droite de Berton, quil réunit
au talon déjà conquis. Pauvre Berton, que venais-tu
faire contre Renart ! Pourquoi ne pas lui avoir laissé
coq, chapons et gelines ! Nétait-ce pas assez
de lavoir pris au filet ? Tant gratte la chèvre,
que mal gis, cest un sage proverbe dont tu aurais bien
dû te souvenir plus tôt.
Ainsi
devenu maître du talon et du pied, Renart change de
gamme, et prenant les airs vainqueurs : « Par la foi
que jai donnée à ma mie, tu es un vilain-mort.
Ne compte pas te racheter ; je nen prendrais pas le
trésor de lempereur ; tu es là mieux enfermé
que Charlemagne ne létait dans Lançon.
»
Rien
ne peut alors se comparer à leffroi, au désespoir
du vilain. Il pleure des yeux, il soupire du cur, il
crie merci du ton le plus pitoyable. « Ah ! pitié,
sire Renart, pitié au nom de Dieu ! Ordonnez, dites
ce que vous attendez de moi, jobéirai ; voulez-vous
me recevoir pour votre homme, le reste de ma vie ? Voulez-vous....
Non, vilain, je ne veux rien : tout à lheure
tu maccablais dinjures, tu jurais de navoir
de moi merci : cest mon tour à présent
; par saint Paul ! cest toi dont on va faire justice,
méchant larron ! je te tiens et je te garde, jen
prends à témoin saint Julien, qui te punira
de mavoir si mal hostelé.
Monseigneur Renart, » reprend le vilain en sanglotant,
« soyez envers moi miséricordieux : ne me faites
pas du pis que vous pourriez. Je le sais, jai mépris
envers vous, je men accuse humblement. Décidez
de lamende et je lacquitterai. Recevez-moi comme
votre homme, comme votre serf ; prenez ma femme et tout ce
qui mappartient. La composition nen vaut-elle
la peine ? Dans mon logis, vous trouverez tout à souhait,
tout est à vous : je naurai jamais pièce
dont vous ne receviez la dîme ; nest-ce rien que
davoir à son service un homme qui peut disposer
de tant de choses ! »
Il
faut le dire ici, à léloge de damp Renart,
quand il entendit le vilain prier et pleurer pour avoir voulu
défendre son coq, il se sentit ému dune
douce pitié. « Allons ; vilain », lui dit-il,
« tais-toi, ne pleure plus. Cette fois on pourra te
pardonner ; mais que jamais tu ny reviennes, car alors
je ne veux revoir ni ma femme ni mes enfants si tu échappes
à ma justice. Avant de retirer ta main et ton pied,
tu vas prendre lengagement de ne rien faire jamais contre
moi. Puis, aussitôt lâché, tu feras acte
dhommage et mettras en abandon tout ce que tu possèdes.
Je my accorde de grand cur, » dit
le vilain, « et le Saint-Esprit me soit garant que je
serai trouvé loyal en toute occasion. » Berton
parlait sincèrement ; car au fond, malgré son
avarice, il était prudhomme ; on pouvait croire
en lui comme en un prêtre. « Jai, »
lui dit Renart, « confiance en toi ; je sais que tu
as renom de prudhommie. » Il lui rend alors la liberté,
et le premier usage que Berton en fait, cest de se jeter
aux genoux de Renart, darroser sa pelisse de ses larmes,
détendre la main délivrée vers
le moutier le plus voisin, en prononçant le serment
de lhommage dans la forme accoutumée.
«
Maintenant » dit Renart, « et avant tout, débarrasse-moi
de ton odieux filet. » Le vilain obéit. Renart
est redevenu libre. « Puisque tu es désormais
tenu de faire mon bon vouloir, je vais sur-le-champ te mettre
à lépreuve. Tu sais ce beau Noiret que
jai guetté toute la journée, il faut que
tu me lapportes ; je mets à ce prix mon amitié
pour toi et ton affranchissement de lhommage que tu
as prononcé. Ah ! monseigneur, » répondit
Berton, « pourquoi ne demandez-vous pas mieux ? Mon
coq est dur et coriace, il a plus de deux ans. Je vous propose
en échange trois tendres poulets, dont les chairs et
les os seront assurément moins indignes de vous.
Non, » bel ami, reprend Renart, « je nai
cure de tes poulets ; garde-les et vas me chercher le coq.
» Le vilain gémit, ne répondit pas, séloigna,
courut à Noiret, le chassa, latteignit, et le
ramenant devant Renart :
«
Voilà, sire, le Noiret que vous désirez : mais,
par saint Mandé, je vous aurais donné plus volontiers
mes deux meilleurs chapons. Jaimais beaucoup Noiret
: il ny eut jamais coq plus empressé, plus vigilant
auprès de mes gelines ; en revanche, il en était
vivement chéri. Mais vous lavez voulu, monseigneur,
je vous le présente. Cest bien, Berton,
je suis content, et pour le prouver, je te tiens quitte de
ton hommage. Grand merci, damp Renart, Dieu vous le
rende et madame Sainte Marie ! »
Berton
séloigne, et Renart, tenant Noiret entre ses
dents, prend le chemin de Maupertuis, joyeux de penser quil
pourra bientôt partager avec Hermeline, sa bien-aimée,
la chair et les os de la pauvre bête. Mais il ne sait
pas ce qui lui pend encore à lil. En passant
sous une voûte qui traversait le chemin dun autre
village, il entend le coq gémir et se plaindre. Renart,
assez tendre ce jour-là, lui demande bonnement ce quil
a tant à pleurer. « Vous le savez bien, »
dit le coq ; « maudite lheure où je suis
né ! devais-je être ainsi payé de mes
services auprès de ce Berton, le plus ingrat des vilains
! Pour cela, Noiret, » dit Renart, « tu as tort,
et tu devrais montrer plus de courage. Écoute-moi un
peu, mon bon Noiret. Le seigneur a-t-il droit de disposer
de son serf ? Oui, nest-ce pas ? aussi vrai que je suis
chrétien, au maître de commander, au serf dobéir.
Le serf doit donner sa vie pour son maître ; bien plus,
il ne saurait désirer de meilleure, de plus belle mort.
Tu sais bien cela, Noiret, on te la cent fois répété.
Eh bien ! sans toi, Berton aurait payé de sa personne
: sil ne tavait pas eu pour racheter son corps,
il serait mort à lheure quil est. Reprends
donc courage, ami Noiret : en échange dune mort
belle et glorieuse, tu auras la compagnie des anges, et tu
jouiras, pendant léternité, de la vue
de Dieu lui-même. »
«
Je le veux bien, sire Renart, » répondit Noiret,
« ce nest pas la mort qui mafflige et me
révolte ; car après tout, je finirai comme les
Croisés, et je suis assuré, comme eux, dune
bonne soudée. Si je me désole, cest pour
les chapons mes bons amis, surtout pour ces chères
et belles gelines que vous avez vues le long des haies, et
qui seront un jour mangées, sans le même profit
pour leurs âmes. Allons ! ny pensons plus. Mais
donnez-moi du courage, damp Renart ; par exemple, vous feriez
une bonne uvre si vous me disiez une petite chanson
pieuse pour maider à mieux gagner lentrée
du Paradis. Joublierais quil me faut mourir, et
jen serais mieux reçu parmi les élus.
Nest-ce que cela, Noiret ? » reprend aussitôt
Renart, « eh ! que ne le disais-tu ! Par la foi que
je dois à Hermeline, il ne sera pas dit que tu sois
refusé ; écoute plutôt. »
Renart
se mit alors à entonner une chansonnette nouvelle,
à laquelle Noiret semblait prendre grand plaisir. Mais
comme il filait un trait prolongé, Noiret fait un mouvement,
séchappe, bat des ailes, et gagne le haut dun
grand orme voisin. Renart le voit, veut larrêter
: il est déjà trop tard. Il se dresse sur le
tronc de larbre, saute, et nen peut atteindre
les rameaux. « Ah ! Noiret, » dit-il, «
cela nest pas bien : je vois que vous mavez vilainement
gabé. Vous le voyez ? » dit Noiret, «
eh bien ! tout à lheure vous ne le voyiez pas.
Possible, en effet, que vous ayez eu tort de chanter ; aussi,
je ne vous demande pas de continuer le même air. Bonjour,
damp Renart ! allez vous reposer ; quand vous aurez bien dormi,
vous trouverez peut-être une autre proie ! »
Renart
tout confus, ne sait que faire et que résoudre. «
Par sainte Anne ! » dit-il, « le proverbe est
juste : beau chanter nuit ou ennuie ; et le vilain dit avec
raison : entre la bouche et la cuiller il y a souvent encombre.
Jen ai fait lépreuve. Caton a dit aussi
: à beau manger peu de paroles. Pourquoi ne men
suis-je pas souvenu ! » Tout en séloignant,
il murmurait encore : « Mauvaise et sotte journée
! On dit que je suis habile, et que le buf ne saurait
labourer comme je sais leurrer ; voilà pourtant un
méchant coq qui me donne une leçon de tromperie
! Puisse au moins la chose demeurer secrète, et ne
pas aller jusquà la Cour ! cen serait fait
de ma réputation. »
4
Comment
Tiecelin le corbeau prit un fromage à la vieille, et
comment Renart le prit à Tiecelin.
Dans
une plaine fleurie que bornaient deux montagnes et quune
eau limpide arrosait, Renart, un jour, aperçut de la
rive opposée, un fau solitaire planté loin de
tout chemin frayé, à la naissance de la montée.
Il franchit le ruisseau, gagne larbre, fait autour du
tronc ses passes ordinaires, puis se vautre délicieusement
sur lherbe fraîche, en soufflant pour se bien
refroidir. Tout dans ce lieu le charmait ; tout, je me trompe,
car il sentait un premier aiguillon de faim, et rien ne lui
donnait lespoir de lapaiser. Pendant quil
hésitait sur ce quil avait à faire, damp
Tiecelin, le corbeau, sortait du bois voisin, planait dans
la prairie et allait sabattre dans un plessis qui semblait
lui promettre bonne aventure.
Là
se trouvait un millier de fromages quon avait exposés,
pour les sécher, à un tour de soleil. La gardienne
était rentrée pour un moment au logis, et Tiecelin
saisissant loccasion, sarrêta sur un des
plus beaux et reprit son vol au moment où la vieille
reparaissait. « Ah ! mon beau monsieur, cest pour
vous que séchaient mes fromages ! » Disant cela,
la vieille jetait pierres et cailloux. « Tais-toi, tais-toi,
la vieille, » répond Tiecelin ; « quand
on demandera qui la pris, tu diras : cest moi,
cest moi ! car la mauvaise garde nourrit le loup. »
Tiecelin
séloigne et sen vient percher sur le fau
qui couvrait damp Renart de son frais ombrage. Réunis
par le même arbre, leur situation était loin
dêtre pareille. Tiecelin savourait ce quil
aimait le mieux ; Renart, également friand du fromage
et de celui qui en était le maître, les regardait
sans espoir de les atteindre. Le fromage à demi séché
donnait une entrée facile aux coups de bec : Tiecelin
en tire le plus jaune et le plus tendre ; puis il attaque
la croûte dont une parcelle lui échappe et va
tomber aux pieds de larbre. Renart lève la tête
et salue Tiecelin quil voit fièrement campé,
le fromage dressé dans les pattes. « Oui, je
ne me trompe pas ; oui, cest damp Tiecelin. Que le bon
Dieu vous protège compère, vous et lame
de votre père, le fameux chanteur ! Personne autrefois,
dit-on, ne chantait mieux que lui en France. Vous-même,
si je men souviens, vous faisiez aussi de la musique
: ai-je rêvé que vous avez longtemps appris à
jouer de lorgue ? Par ma foi, puisque jai le plaisir
de vous rencontrer, vous consentirez bien, nest-ce pas,
à me dire une petite ritournelle. »
Ces
paroles furent pour Tiecelin dune grande douceur, car
il avait la prétention dêtre le plus agréable
musicien du monde. Il ouvre donc aussitôt la bouche
et fait entendre un cri prolongé. « Est-ce bien,
cela, damp Renart ? Oui », dit lautre,
« cela nest pas mal : mais si vous vouliez, vous
monteriez encore plus haut. Écoutez-moi donc.
» Il fait alors un plus grand effort de gosier. «
Votre voix est belle », dit Renart, « mais elle
serait plus belle encore si vous ne mangiez pas tant de noix.
Continuez pourtant, je vous prie. » Lautre, qui
veut absolument emporter le prix du chant, soublie tellement
que, pour mieux filer le son, il ouvre peu à peu les
ongles et les doigts qui retenaient le fromage et le laisse
tomber justement aux pieds de Renart. Le glouton frémit
alors de plaisir ; mais il se contient, dans lespoir
de réunir au fromage le vaniteux chanteur. «
Ah ! .Dieu, » dit-il en paraissant faire un effort pour
se lever, « que de maux le Seigneur ma envoyés
en ce monde ! Voilà que je ne puis changer de place,
tant je souffre du genou ; et ce fromage qui vient de tomber
mapporte une odeur infecte et insupportable. Rien de
plus dangereux que cette odeur pour les blessures des jambes
; les médecins me lavaient bien dit, en me recommandant
de ne jamais en goûter. Descendez, je vous prie, mon
cher Tiecelin, venez môter cette abomination.
Je ne vous demanderais pas ce petit service, si je ne métais
lautre jour rompu la jambe dans un maudit piège
tendu à quelques pas dici. Je suis condamné
à demeurer à cette place jusquà
ce quune bonne emplâtre vienne commencer ma guérison.
»
Comment
se méfier de telles paroles accompagnées de
toutes sortes de grimaces douloureuses, Tiecelin dailleurs
était dans les meilleures dispositions pour celui qui
venait enfin de reconnaître lagrément de
sa voix. Il descendit donc de larbre ; mais une fois
à terre le voisinage de Renart le fit réfléchir.
Il avança pas à pas, lil au guet,
et en se traînant sur le croupion. « Mon Dieu
! » disait Renart, « hâtez-vous donc, avancez
; que pouvez-vous craindre de moi, pauvre impotent ? »
Tiecelin sapprocha davantage, mais Renart, trop impatient,
sélance et le manque, ne retenant en gage que
trois ou quatre plumes. « Ah ! traitre Renart ! »
dit alors Tiecelin, « je devais bien savoir que vous
me tromperiez ! Jen suis pour quatre de mes plus beaux
tuyaux ; mais cest là tout ce que vous aurez,
méchant et puant larron, que Dieu maudisse ! »
Renart,
un peu confus, voulut se justifier. Cétait une
attaque de goutte qui lavait fait malgré lui
sauter. Tiecelin ne lécouta pas : « Garde
le fromage, je te labandonne ; quant à ma peau
tu ne lauras pas. Pleure et gémis maintenant
à ton aise, je ne viendrai pas à ton secours.
Eh bien va-t-en, braillard de mauvais augure, »
dit Renart en reprenant son naturel ; « cela me consolera
de navoir pu te clore le bec. Par Dieu ! » reprit-il
ensuite, « voilà vraiment un excellent fromage
; je nen ai jamais mangé de meilleur ; cest
juste le remède quil me fallait pour le mal de
jambes. » Et, le repas achevé, il reprit lestement
le chemin des bois.
5
Comment
Renart ne put obtenir de la Mésange le baiser de paix.
Renart
commençait à se consoler des méchants
tours de Chantecler et de Tiecelin quand, sur la branche dun
vieux chêne, il aperçut la Mésange, laquelle
avait déposé sa couvée dans le tronc
de larbre. Il lui donna le premier salut : « Jarrive
bien à propos, commère ; descendez, je vous
prie ; jattends de vous le baiser de paix, et jai
promis que vous ne le refuseriez pas. À vous,
Renart ? » fait la Mésange. « Bon, si vous
nétiez pas ce que vous êtes, si lon
ne connaissait vos tours et vos malices. Mais, dabord,
je ne suis pas votre commère ; seulement, vous le dites
pour ne pas changer dhabitudes en prononçant
un mot de vérité. Que vous êtes
peu charitable ! » répond Renart : « votre
fils est bien mon filleul par la grâce du saint baptême,
et je nai jamais mérité de vous déplaire.
Mais si je lavais fait, je ne choisirais pas un jour
comme celui-ci pour recommencer. Écoutez-bien : sire
Noble, notre roi, vient de proclamer la paix générale
; plaise à Dieu quelle soit de longue durée
! Tous les barons lont jurée, tous ont promis
doublier les anciens sujets de querelle. Aussi les petites
gens sont dans la joie ; le ternps est passé des disputes,
des procès et des meurtres ; chacun aimera son voisin,
et chacun pourra dormir tranquille. Savez-vous, damp Renart,
» dit la Mésange, « que vous dites là
de belles choses ? Je veux bien les croire à demi ;
mais cherchez ailleurs qui vous baise, ce nest pas moi
qui donnerai lexemple.
En vérité, commère, vous poussez la défiance
un peu loin ; je men consolerais, si je navais
juré dobtenir le baiser de paix de vous comme
de tous les autres. Tenez, je fermerai les yeux pendant que
vous descendrez membrasser. Sil est ainsi,
je le veux bien, » dit la Mésange. « Voyons
vos yeux : sont-ils bien fermés ? Oui.
Jarrive. » Cependant loiseau avait garni
sa patte dun petit flocon de mousse quil vint
déposer sur les barbes de Renart. À peine celui-ci
a-t-il senti lattouchement quil fait un bond pour
saisir la Mésange, mais ce nétait pas
elle, il en fut pour sa honte. « Ah ! Voilà donc
votre paix, votre baiser ! Il ne tient pas à vous que
le traité ne soit déjà rompu.
Eh ! » dit Renart, « ne voyez-vous pas que je
plaisante ? je voulais voir si vous étiez peureuse.
Allons ! recommençons ; tenez, me voici les yeux fermés.
» La Mésange, que le jeu commençait à
amuser, vole et sautille, mais avec précaution. Renart
montrant une seconde fois les dents : « Voyez-vous,
» lui dit-elle, « vous ny réussirez
pas ; je me jetterais plutôt dans le feu que dans vos
bras. Mon Dieu ! » dit Renart, « pouvez-vous
ainsi trembler au moindre mouvement ! Vous supposez toujours
un piége caché : cetait bon avant la paix
jurée. Allons ! une troisième fois, cest
. le vrai compte ; en lhonneur de Sainte Trinité.
Je vous le répète ; jai promis de vous
donner le baiser de paix, je dois le faire, ne serait-ce que
pour mon petit filleul que jentends chanter sur larbre
voisin. »
Renart
prêche bien sans doute, mais la Mésange fait
la sourde oreille et ne quitte plus la branche de chêne.
Cependant voici des veneurs et des braconniers, les chiens
et les coureurs de damp Abbé, qui sembatent de
leur côté. On entend le son des grailes et des
cors, puis tout à coup : le Goupil ! le Goupil ! Renart,
à ce cri terrible, oublie la Mésange, serre
la queue entre les jambes, pour donner moins de prise à
la dent des lévriers. Et la Mésange alors de
lui dire : « Renart ! pourquoi donc vous éloigner
? La paix nest-elle pas jurée ? Jurée,
oui ; » répond Renart, « mais non publiée.
Peut-être ces jeunes chiens ne savent-ils pas encore
que leurs pères lont arrêtée.
Demeurez, de grâce ! je descends pour vous embrasser.
Non ; le temps presse, et je cours à mes affaires.
»
6
Comment
le Frère convers ne détacha pas les chiens.
Mais
pour surcroît de danger, en séloignant
de la Mésange afin de rentrer dans le bois, il se trouve
en présence dun de ces demi-vilains, demi-valets
qui, par charité ou pour quelque redevance, obtenaient
la faveur de vivre de la vie des moines, quils servaient
ou dont ils gardaient les terres et les courtils. On les désignait
sous le nom de Frères convers ou convertis à
la vie monacale ; gens peu considérés, et qui
méritaient rarement de lêtre davantage.
Celui-ci avait la charge de tenir en laisse deux veautres
ou lévriers. Bientôt le premier valet qui aperçoit
Renart lui crie à haute voix : délie, délie
! Renart comprend le danger ; au lieu de tenter une fuite
devenue impossible, il aborde résolument le Frère
convers, qui sadressant à lui : « Ah !
méchante bête, cest fait de vous !
Sire religieux, » dit Renart, « vous ne faites
pas que prudhomme : aucun ne doit être privé
de son droit. Ne voyez-vous pas quentre les autres chiens
et moi, nous courons un enjeu que gagnera le premier arrivé
? Si vous lâchez les deux veautres, ils mempêcheront
de disputer le prix, vous en aurez tout le blâme. »
Le
Frère convers, homme simple de sa nature, réfléchit,
se gratta le front : « Par Notre-Dame, » ce dit-il,
« damp Renart pourrait bien avoir raison. » Il
ne lâcha donc pas les lévriers, et se contenta
de souhaiter bonne chance à Renart. Celui-ci, pressant
alors le pas, senfonce dans les taillis et, toujours
poursuivi, sélance dans une plaine que terminait
un large fossé. Le fossé est à son tour
franchi, et les chiens, après un moment dincertitude,
perdent ses pistes et retournent. Mis à labri
de leurs dents cruelles, Renart put enfin se reconnaître.
Il était épuisé de fatigue ; mais il
avait mis en défaut ses ennemis, et si quelques heures
de repos ne le rassasièrent pas, au moins elles lui
rendirent sa légèreté et toute son ardeur
de chasse et de maraude.
7
Comment
Renart fit rencontre des Marchands de poisson, et comment
il eut sa part des harengs et des anguilles.
Renart,
on le voit, navait pas toujours le temps à souhait,
et ses entreprises nétaient pas toutes également
heureuses. Quand le doux temps dété faisait
place au rigoureux hiver, il était souvent à
bout de provisions, il navait rien à donner,
rien à dépendre : les usuriers lui faisaient
défaut, il ne trouvait plus de crédit chez les
marchands. Un de ces tristes jours de profonde disette, il
sortit de Maupertuis, déterminé à ny
rentrer que les poches gonflées. Dabord il se
glisse entre la rivière et le bois dans une jonchère,
et quand il est las de ses vaines recherches, il approche
du chemin ferré, saccroupit dans lornière,
tendant le cou dun et dautre côté.
Rien encore ne se présente. Dans lespoir de quelque
chance meilleure, il va se placer devant une haie, sur le
versant du chemin : enfin il entend un mouvement de roues.
Cétait des marchands qui revenaient des bords
de la mer, ramenant des harengs frais, dont, grâce au
vent de bise qui avait soufflé toute la semaine, on
avait fait pêche abondante ; leurs paniers crevaient
sous le poids des anguilles et des lamproies quils avaient
encore achetées, chemin faisant.
À
la distance dune portée darc, Renart reconnut
aisément les lamproies et les anguilles. Son plan est
bientôt fait : il rampe sans être aperçu
jusquau milieu du chemin il sétend et se
vautre, jambes écartées, dents rechignées,
la langue pantelante, sans mouvement et sans haleine. La voiture
avance ; un des marchands regarde, voit un corps immobile,
et appelant son compagnon : « Je ne me trompe pas, cest
un goupil ou un blaireau. Cest un goupil, »
dit lautre ; « descendons emparons-nous-en, et
surtout quil ne nous échappe. » Alors ils
arrêtent le cheval, vont à Renart, le poussent
du pied, le pincent et le tirent ; et comme ils le voient
immobile, ils ne doutent pas quil ne soit mort. «
Nous navions pas besoin duser de grande adresse
; mais que peut valoir sa pelisse ? Quatre livres,
» dit lun. « Dites cinq » reprend
lautre, « et pour le moins ; voyez sa gorge, comme
elle est blanche et fournie ! Cest la bonne saison.
Jetons-le sur la charrette. »
Ainsi
dit, ainsi fait. On le saisit par les pieds, on le lance entre
les paniers, et la voiture se remet en mouvement. Pendant
quils se félicitent de laventure et quils
se promettent de découdre, en arrivant, la robe de
Renart, celui-ci ne sen inquiète guères
; il sait quentre faire et dire il y a souvent un long
trajet. Sans perdre de temps, il étend la patte sur
le bord dun panier, se dresse doucement, dérange
la couverture, et tire à lui deux douzaines des plus
beaux harengs. Ce fut pour aviser avant tout à la grosse
faim qui le travaillait. Dailleurs il ne se pressa pas,
peut-être même eut-il le loisir de regretter labsence
de sel ; mais il navait pas intention de se contenter
de si peu. Dans le panier voisin frétillaient les anguilles
: il en attira vers lui cinq à six des plus belles
; la difficulté était de les emporter, car il
navait plus faim. Que fait-il ? Il aperçoit dans
la charrette une botte de ces ardillons dosier qui servent
à embrocher les poissons : il en prend deux ou trois,
les passe dans la tête des anguilles, puis se roule
de façon à former de ces ardillons une triple
ceinture, dont il rapproche les extrémités en
tresse. Il sagissait maintenant de quitter la voiture
; ce fut un jeu pour lui : seulement il attendit que lornière
vînt trancher sur le vert gazon, pour se couler sans
bruit et sans risque de laisser après lui les anguilles.
Et
cela fait, il aurait eu regret dépargner un brocart
aux voituriers. « Dieu vous maintienne en joie, beaux
vendeurs de poisson !, » leur cria-t-il. « Jai
fait avec vous un partage de frère : jai mangé
vos plus gros harengs et jemporte vos meilleures anguilles
; mais je laisse le plus grand nombre. »
Quelle
ne fut pas alors la surprise des marchands ! Ils crient :
Au Goupil, au Goupil ! mais le goupil ne les redoutait guères
: il avait les meilleures jambes. « Fâcheux contre-temps
! » disent-ils, « et quelle perte pour nous, au
lieu du profit que nous pensions tirer de ce maudit animal
! Voyez comme il a dégagé nos paniers ; puisse-t-il
en crever au moins dindigestion ! »
«
Tant quil vous plaira, » dit Renart, « je
ne crains ni vous ni vos souhaits. » Puis il reprit
tranquillement le chemin de Maupertuis. Hermeline, la bonne
et sage dame, lattendait à lentrée
; ses deux fils, Malebranche et Percehaye, le reçurent
avec tout le respect qui lui était du, et quand on
vit ce quil rapportait, ce fut une joie et des embrassements
sans fin. « À table ! » sécria-t-il,
« que lon ait soin de bien fermer les portes,
et que personne ne savise de nous déranger. »
8
Où
lon voit comment Ysengrin eut envie de se convertir,
et comme il fut ordonné moine de l abbaye de
Tyron.
Pendant
que Renart est ainsi festoyé dans Maupertuis, que la
sage Hermeline (car la dame a jugé convenable dabandonner
son premier nom de Richeut, pour en prendre un autre plus
doux et plus seigneurial), quHermeline lui frotte et
rafraîchit les jambes, que ses enfants écorchent
les anguilles, les taillent, les étendent sur des tablettes
de coudrier, et les posent doucement sur la braise ; voilà
quon entend frapper à la porte. Cest monseigneur
Ysengrin, lequel, ayant chassé tout le jour sans rien
prendre, était venu daventure sasseoir
devant le château de Maupertuis. Bientôt la fumée
qui séchappait du haut des toits frappe son attention,
et profitant dune petite ouverture entre les ais de
la porte, il croit voir les deux fils de la maison occupés
à retourner de belles côtelettes sur les charbons
ardents. Quel spectacle pour un loup mourant de faim et de
froid ! Mais il savait le naturel de son compère aussi
peu généreux que le sien ; et la porte étant
fermée, il demeura quelque temps à lécher
ses barbes, en étouffant ses cris de convoitise. Puis
il grimpe à la hauteur dune fenêtre, et
ce quil y voit confirme ses premières découvertes.
Maintenant, comment pénétrer dans ce lieu de
délices ? comment décider Renart à défermer
sa porte ? Il saccroupit, se relève, tourne et
retourne, baille à se démettre la mâchoire,
regarde encore, essaie de fermer les yeux ; mais les yeux
reviennent deux-mêmes plonger dans la salle qui
lui est interdite : « Voyons pourtant, » dit-il,
« essayons de lémouvoir : Eh ! compère
! beau neveu Renart ! Je vous apporte bonnes nouvelles ! jai
hâte de vous les dire. Ouvrez-moi. »
Renart
reconnut aisément la voix de son oncle, et nen
fut que mieux résolu de faire la sourde oreille. «
Ouvrez donc, beau sire ! » disait Ysengrin. «
Ne voulez-vous pas prendre votre part du bonheur commun ?
» À la fin, Renart, qui avait son idée,
prit le parti de répondre au visiteur.
«
Qui êtes-vous, là-haut ?
Je suis moi.
Qui vous ?
Votre compère.
Ah ! je vous prenais pour un larron.
Quelle méprise ! cest moi ; ouvrez.
Attendez au moins que les Frères soient levés
de table.
Les Frères ? il y a des moines chez vous ?
Assurément, ou plutôt de vrais chanoines ; ceux
de labbaye de Tyron, enfants de saint Benoît,
qui mont fait la grâce de me recevoir dans leur
ordre.
Nomenidam ! alors, vous mhébergerez aujourdhui,
nest-ce pas ? et vous me donnerez quelque chose à
manger ?
De tout notre cur. Mais dabord répondez.
Venez-vous ici en mendiant ?
Non ; je viens savoir de vos nouvelles. Ouvrez-moi.
Vous demandez une chose impossible.
Comment cela ?
Vous nêtes pas en état.
Je suis en état de grand appétit. Nest-ce
pas de la viande que je vous vois préparer ?
Ah ! bel oncle ! vous nous faites injure. Vous savez bien
quen religion on fait vu de renoncer à
toute uvre de chair ?
Et que mangent-ils donc, vos moines ? des fromages mous ?
Non pas précisément ; mais de gros et gras poissons.
Notre père saint Benoît recommande même
de choisir toujours les meilleurs.
Voilà du nouveau pour moi. Mais enfin cela ne doit
pas vous empêcher de mouvrir et de maccorder
gîte pour cette nuit.
Je le voudrais bien ; par malheur, il faut, pour entrer, être
ordonné moine ou hermite. Vous ne lêtes
pas ; bon soir ! passez votre chemin.
Ah ! voilà de méchants moines ; je ne les reconnais
pas à leur charité : mais jentrerai malgré
vous. Non ! la porte est trop forte, et la fenêtre est
barrée. Compère Renart, vous avez parlé
de poisson, je ne connais pas cette viande. Est-elle bonne
? Pourrais-je en avoir un seul morceau, simplement pour en
goûter ?
Très volontiers, et bénie soit notre pêche
aux anguilles, si vous en voulez bien manger. » Il prend
alors sur la braise deux tronçons parfaitement grillés,
mange le premier et porte lautre à son compère.
« Tenez, bel oncle, approchez ; nos frères vous
envoient cela, dans lespoir que vous serez bientôt
des nôtres.
Jy penserai, cela pourra bien être ; mais pour
Dieu ! donnez, en attendant.
Voici. Eh bien, que vous semble ?
Mais cest le meilleur manger du monde. Quel goût,
quelle saveur ! je me sens bien près de ma conversion.
Ne pourriez-vous men donner un second morceau ?
Par nos bottes ! si vous voulez être moine, vous serez
bientôt mon supérieur ; car, je nen doute
pas, avant la Pentecôte, nos frères sentendront
pour vous élire abbé.
Se pourrait-il ? oh ! non, vous raillez.
Non vraiment ; par mon chef ! vous feriez le plus beau rendu
du monde, et quand vous aurez passé les draps noirs
sur votre pelisse grise....
Alors, vous me donnerez autant de poisson que je voudrai ?
Tant que vous voudrez.
Cela me décide ; faites-moi rogner tout de suite.
Non pas seulement rogner, mais raser.
Raser ? je ne croyais pas quon exigeât cela. Quon
me rase donc !
Il faut attendre que leau soit un peu chaude ; la couronne
nen sera que plus belle. Allons ! elle est à
peu près comme il faut ; ni trop froide ni bouillante.
Baissez-vous seulement un peu et passez votre tête par
le pertuis que jouvre maintenant. »
Ysengrin
fait ce quon lui dit ; il allonge léchine,
avance la tête, et Renart aussitôt renverse le
pot et linonde deau bouillante. « Ah ! »
sécrie le pauvre Ysengrin, « je suis perdu
! Je suis mort ! au diable la tonsure ! vous la faites trop
grande. » Renart, qui riait sous cape : « Non,
compère, on la porte ainsi ; elle est tout au plus
de la largeur voulue. Cela nest pas possible.
Je vous le proteste, et jajoute que la règle
du couvent demande que vous passiez dehors la première
nuit en pieuses veilles. Si javais su tout cela,
» dit Ysengrin, « et surtout comment on rasait
les moines, au diable si lenvie meût pris
de le devenir ! mais il est trop tard pour sen dédire.
Au moins, me servira-t-on des anguilles ? Une journée,
» dit Renart ; « est bientôt passée
; dailleurs je vais vous rejoindre pour vous la faire
trouver moins longue. » Cela dit, il sortit par une
porte secrète connue de lui seul, et arriva près
dYsengrin. Tout en parlant de la vie douce et édifiante
des moines, il conduisit le nouveau rendu sur le bord dun
vivier, où lui arriva laventure que nous allons
vous raconter.
9
Où
lon verra comment Renart conduisit son compère
à la pêche aux anguilles.
Cetait
peu de temps avant Noël, quand on pense à saler
les bacons. Le ciel était parsemé détoiles,
il faisait un grand froid, et le vivier ou Renart avait conduit
son compère était assez fortement pris de glace
pour que lon pût en toute sécurité
former sur lui des rondes joyeuses. Il ny avait quun
seul trou, soigneusement entretenu chaque jour par les paysans
du village, et près duquel ils avaient laissé
le seau qui leur servait à puiser de leau.
Renart,
indiquant du doigt le vivier : « Mon oncle, »
dit-il, « cest là que se tiennent en quantité
les barbeaux, les tanches et les anguilles ; et précisément
voici lengin qui sert à les prendre. »
(Il montrait le seau.) « Il suffit de le tenir quelque
temps plongé dans leau, puis de len tirer
quand on sent à sa pesanteur quil est garni de
poissons. »
«
Je comprends, » dit Ysengrin, « et pour
bien faire, je crois, beau neveu, quil faudrait attacher
lengin à ma queue ; cest apparemment ainsi
que vous faites vous-mêmes quand vous voulez avoir une
bonne pêche. Justement » dit Renart ; «
cest merveille comme vous comprenez aisément.
Je vais faire ce que vous demandez. »
Il
serre fortement le seau à la queue dYsengrin.
« Et maintenant, vous navez plus quà
vous tenir immobile pendant une heure ou deux, jusquà
ce que vous sentiez les poissons arriver en foule dans lengin.
Je comprends fort bien ; pour de la patience jen
aurai tant quil faudra. »
Renart
se place alors un peu à lécart, sous un
buisson, la tête entre les pieds, les yeux attachés
sur son compère. Lautre se tient au bord du trou,
la queue en partie plongée dans leau avec le
seau qui la retient. Mais comme le froid était extrême,
leau ne tarda pas à se figer, puis à se
changer en glace autour de la queue.
Le
loup, qui se sent pressé, attribue le tiraillement
aux poissons qui arrivent ; il se félicite, et déjà
songe au profit quil va tirer dune pêche
miraculeuse. Il fait un mouvement, puis sarrête
encore, persuadé que plus il attendra, plus il amènera
de poissons à bord. Enfin, il se décide à
tirer le seau ; mais ses efforts sont inutiles. La glace a
pris de la consistance le trou est fermé, la queue
est arrêtée sans quil lui soit possible
de rompre lobstacle. Il se démène et sagite,
il appelle Renart : « À mon secours, beau neveu
! il y a tant de poissons que je ne puis les soulever ; viens
maider ; je suis las, et le jour ne doit pas tarder
à venir. » Renart, qui faisait semblant de dormir,
lève alors la tête : « Comment, bel oncle,
vous êtes encore là ? Allons, hâtez-vous,
prenez vos poissons et partons ; le jour ne peut tarder à
venir. Mais, » dit Ysengrin, « je ne puis
les remonter. Il y en a tant, tant, que je nai pas la
force de soulever lengin. Ah ! » reprend
Renart en riant, « je vois ce que cest ; mais
à qui la faute ? Vous en avez voulu trop prendre, et
le vilain a raison de le dire : Qui tout désire tout
perd. »
La
nuit passe, laube parait, le soleil se lève.
La neige avait blanchi la terre, et messire Constant des Granges,
un honnête vavasseur dont la maison touchait à
létang, se lève et sa joyeuse mégnie.
Il prend un cor, appelle ses chiens, fait seller un cheval
; des clameurs partent de tous les côtés, tout
se dispose pour la chasse. Renart ne les attend pas, il reprend
lestement le chemin de Maupertuis, laissant sur la brèche
le pauvre Ysengrin qui tire de droite et de gauche, et déchire
sa queue cruellement sans parvenir à la dégager.
Survient un garçon tenant deux lévriers en laisse.
Il aperçoit le loup arrêté par la queue
dans la glace, et le derrière ensanglanté. «
Ohé ! ohé ! le loup ! » Les veneurs avertis
accourent avec dautres chiens, et cependant Ysengrin
entend Constant des Granges donner lordre de les délier.
Les braconniers obéissent ; leurs brachets sattachent
au loup qui, la pelisse hérissée, se dispose
à faire bonne défense Il mord les uns, retient
les autres à distance. Alors messire Constant descend
de cheval, approche lépée au poing et
pense couper Ysengrin en deux. Mais le coup porte à
faux ; messire Constant, ébranlé lui-même,
tombe sur la tête et se relève à grand
peine. Il revient à la charge, vise la tête,
le coup glisse et le glaive descend sur la queue quelle
emporte toute entière. Ysengrin ? surmontant une douleur
aiguë, fait un effort suprême et sélance
au milieu des chiens qui sécartent pour lui ouvrir
passage et courir aussitôt à sa poursuite. Malgré
la meute entière acharnée sur ses traces, il
gagne une hauteur doù il les défie. Brachets
et lévriers tous alors renoncent à leur chasse.
Ysengrin entre au logis, plaignant la longue et riche queue
quil sest vu contraint de laisser en gage, et
jurant de tirer vengeance de Renart, quil commence à
soupçonner de lui avoir malicieusement ménagé
toutes ces fâcheuses aventures.
10
Comment
Renart trouva la boîte aux oublies, et comment Primaut,
ordonné prêtre, voulut sonner les cloches et
chanter la messe : ce que lon estima fort étrange.
Certain
prêtre, un jour, traversait la plaine, portant devant
lui sur sa poitrine une boîte remplie de ces gâteaux
légers connus sous le nom doublies, que lon
découpait plus tard pour en faire des pains à
chanter. Au bout de la plaine était une haie : le prêtre
en la traversant avait laissé tomber la boîte
aux oublies, et ne sen était pas apperçu.
Renart
arrive, trouve la boîte et lemporte à travers
champs. Quand il se vit dans Un endroit écarté
: « Voyons », dit-il, « ce quil y
a là dedans. » Il ouvre, trouve plus de cent
oublies et les mange toutes à lexception de deux
quil garde pliées en double entre ses dents.
Il neut pas fait vingt pas quil aperçut
damp Primaut venant à lui dun pas rapide, comme
sil le reconnaissait. « Renart, » dit-il,
« sois le bien-venu ! Et vous, damp Primaut,
Dieu vous garde et vous donne bon jour ! Peut-on savoir doù
votre seigneurie accourt si vite ? Je viens du bois
où jai chassé longtemps sans rien trouver.
Mais que portes-tu donc là ?
RENART.
De bons et beaux gâteaux déglise ; des
oublies.
PRIMAUT.
Des gâteaux ! où les as-tu découverts
?
RENART.
Mais apparemment où ils étaient ; ils my
attendaient, je suppose.
PRIMAUT.
Ah ! cher ami, partageons, je te prie.
RENART.
Je vous les donne, et je vous les donnerais quand même
ils vaudraient cinq cents livres. »
Primaut
ayant mangé les oublies de grand cur : «
Renart, sais-tu que ces gâteaux sont fort bons ? En
as-tu dautres ? Non, pour le moment. Eh
bien, jen ai regret ; car, par saint Germain et lâme
de mon père, je sens une faim horrible. Je navais
rien mangé daujourdhui, et malgré
tes oublies, je me sens prêt à défaillir.
Prenez, » dit Renart, « un peu de courage.
Vous voyez là-bas ce moutier ? Allons-y, nous y trouverons
autant doublies que nous voudrons. Ah ! cher
ami Renart, sil en était ainsi, jen serais
reconnaissant toute ma vie.
Laissez-moi faire, et vous allez être content, je le
promets sur ma tête. Marchez devant, je suivrai. »
Ils
courent et bientôt arrivent devant le moutier que desservait
le prêtre à la boite doublies. La porte
était fermée : ils creusent la terre sous les
degrés de lentrée et pratiquent une ouverture.
Les
voilà dans léglise. Sur lautel se
trouvaient des oublies recouvertes dune blanche serviette.
Enlever le linge et dévorer les gâteaux fut pour
Primaut laffaire dun instant. « En vérité,
frère Renart, ces gâteaux me plaisent beaucoup
: mais plus jen ai mangé et plus jai souhaité
den manger encore. Quelle est cette huche, là
près ? ne contiendrait-elle pas quelque bonne chose
? voyons, ouvrons-la. Je ne demande pas mieux. »
Ils
vont à la huche. Primaut, le plus fort et le plus avide,
en brise la fermeture : ils y trouvent du pain, du vin et
de bonnes viandes. « Dieu soit loué ! »
dit Primaut, « cela vaut encore mieux que les oublies
; et nous avons de quoi faire un excellent repas. Tiens, Renart,
va prendre la nappe de lautel, étends-la ici
et apporte-nous du sel. Lhonnête homme que ce
prêtre, pour avoir si bien garni la huche ! Voilà
tout préparé ; mangeons ce que Dieu nous envoie.
»
Parlant
ainsi, Primaut tirait les provisions. Elles furent posées
sur la nappe, et, tranquilles comme dans leur propre demeure,
les deux compagnons sassirent et mangèrent à
qui mieux mieux.
Mais
si Renart ne jouait pas un mauvais tour à Primaut,
il en aurait une honte mortelle. « Cher ami, »
dit-il, « je suis ravi de vous voir en si bon point.
Versez et buvez, nous navons personne à craindre.
Oui, buvons, » répond Primaut, « il y a
du vin pour trois. » Cependant, à force de hausser
le bras, la tête de damp Primaut sembarrasse,
et Renart, tout en se ménageant, continuait à
lexciter. « Çà, » disait-il,
« nous ne faisons rien ; vous buvez à trop petits
coups, je ne vous reconnais pas. Comment ! je lampe
sans arrêter, » répond lautre en
bégayant. « Fais-moi raison, mon cher, mon bon
ami Renart : je veux boire plus que toi.
Oh ! vous ny arriverez pas. Moi ? Songez
que jai dix coups en avance.
Ah ! Renart, tu ne dis pas la vérité. Tiens,
have ! Drink ! Toi mieux boire que moi ! je viderais plutôt
les deux coupes à la fois, la tienne et la mienne.
»
Renart
faisait semblant de boire, mais laissait couler le vin dans
ses barbes. Lautre ny voyait plus rien ; il buvait,
buvait toujours, les yeux hors du front, rouges comme deux
charbons embrasés. Il nest pas de rêverie
qui ne lui passe par la tête : tantôt il se croit
le roi Noble entouré de sa cour, au milieu de son palais
; tantôt il pleure ses vieux méfais et se déclare
le plus grand pêcheur du monde.
«
Renart », dit-il, « jai une idée
; Dieu en nous conduisant ici doit avoir eu ses desseins sur
nous. Si nous allions à lautel chanter la messe
? Le missel est ouvert, les robes du prêtre sont à
côté. Jai appris à chanter quand
jétais jeune, et tu vas voir si je lai
oublié.
Mais,
» dit Renart, « il faut, avant tout, se garder
de sacrilège. Pour chanter à lautel on
doit être prêtre, ou pour le moins clerc couronné
.Tu ne les pas, Primaut. En vérité,
tu as raison, Renart. Mais on y pourvoira, on y pour-pour-voi-ra.
Ne pourras-tu me faire la couronne qui me manque ? Dailleurs,
on peut renoncer a la messe ; je nai pas besoin dêtre
tonsuré pour dire vigiles et vêpres. Non
; mais pourtant il vaudrait mieux te donner tout de suite
les Ordres : moi, je puis fort bien le faire, car, au temps
passé, jai étudié pour être
prêtre et je suis au moins diacre. Si donc je trouvais
un rasoir, je te couronnerais, je te passerais létole
au cou et je te déclarerais prêtre, sans avoir
besoin de notre saint-père le Pape. En attendant,
» dit Primaut, « rien ne nous empêche de
chanter les vêpres. » Les deux amis avancent vers
lautel, Primaut en longeant les murs pour y trouver
le point dappui dont il a grand besoin. Tout en laccompagnant,
Renart regardait de côté et dautre : derrière
lAutel des pèlerins il avise une armoire, et
par bonheur il y trouve un rasoir effilé, un clair
bassin de laiton et des ciseaux. « Voilà, »
dit-il, « tout ce quil nous faut ; nous navons
plus besoin que dun peu deau. »
Primaut
avait la langue trop embarrassée pour répondre.
Lautre cependant reconnaît, sous la tour des cloches,
la pierre du baptistère, il y puise de leau,
et revenant à son compagnon : « Voyez, Primaut
, le miracle que Dieu vient de faire pour vous ; regardez
cette eau. Cest, » dit Primaut, «
que Dieu prend en gré notre service. Allons ! vite
ma couronne. Décidément, je veux chanter la
messe. »
Il
sétend sur les dalles, et Renart lui tenant dune
main la tête verse de lautre leau du bassin.
Primaut supporte tout sans broncher, et Renart profitant de
sa bonne volonté lui élargit la couronne jusquaux
oreilles. « Ai-je tonsure maintenant ? Oui, tu
peux la sentir toi-même. Me voilà donc
vrai prêtre ! Allons, tout de suite la messe ! commençons.
Mais auparavant, il faut sonner les cloches.
Laisse-moi faire. » Il va aux cloches, saisit les cordes
et se met à sonner à glas et à carillon.
Renart est pris alors dune telle envie de rire que la
mort de tous ses parents ne la lui aurait pas ôtée.
Il se cache comme il peut sous les barbes de son manteau,
et lui crie : « Bon ! bon ! plus fort ! toujours plus
fort ! Je crois quil ny a pas un clerc, un marguillier
capable de mieux sonner. Mais il faut prendre les deux
cordes ensemble, les clochettes ne font pas leur office.
Est-ce mieux comme cela ? Oui, oui ; maintenant à
lautel ! Je vais vous aider à passer laube
et laumusse, la ceinture, le fanon et létole.
» Puis, entre ses dents : « Oh ! comme il chantera
tout-à-lheure autrement ! comme on va lui caresser
dune autre façon les côtes ! »
Primaut,
la chasuble sur le dos, monte à lautel, ouvre
le missel, tourne et retourne les feuillets ; il pousse des
hurlements quil regarde comme autant de traits mélodieux.
Cependant Renart croyant le moment arrivé de déguerpir,
se coule sous la porte par le trou quils avaient pratiqué,
rejette la terre quils en avaient enlevée, ferme
louverture, et laisse Primaut braire et hurler tout
à son aise.
Or,
comme on le pense bien, le son des cloches arrive au presbytère.
Le prêtre étonné saute à bas de
son lit, approche du feu la chandelle quil allume, appelle
Giles son clerc, son chapelain, et sa femme, se munit dun
levier, prend la clef du moutier, ouvre la porte et savance
avec inquiétude. La dame sarme dun pilon,
le chapelain dun fouet et le clerc dune massue
qui lui donne quelque chose de lair et de la démarche
dun énorme limaçon.
Le
prêtre fut le premier à distinguer, devant lautel
doù partaient les cris, un personnage tonsuré,
enchasublé, dont il ne peut reconnaître les traits.
Il recule, il revient à plusieurs reprises, enfin il
simagine avoir affaire au diable et se sent pris dune
telle épouvante quil en perd connaissance. La
prêtresse pousse les hauts cris, et le clerc se sauve
dans la ville en criant de toutes ses forces : « Alarme
! alarme ! les diables sont entrés dans le moutier
! ils ont tué Monsieur le Curé, et nous avons
eu grand peine à nous sauver. » Les vilains réveillés
en sursaut se lèvent, shabillent et tous se portent
vers le moutier.
Il
fallait les voir alors : lun a endossé son haubert
de cuir, lautre a coiffé son vieux chapeau de
fer enfumé ; celui-ci a tiré du fumier sa fourche
encore humide, celui-là sest fait accompagner
de ses chiens ; dautres brandissent des épées
rouillées, dressent des bâtons, des fléaux,
agitent des haches, des massues ; tous enfin se préparent
à lutter rien que contre les diables denfer.
Le prêtre était revenu à lui : «
Oui, mes enfants », leur dit-il, « le diable est
dans léglise, il faut lui courir sus. »
Le bruit de la foule interrompt la messe de Primaut : il se
retourne, sétonne, la peur le prend et le dégrise.
Il court au trou, il était fermé ; il revient
à lautel, il va, vient, de plus en plus effrayé.
Le prêtre, lui voyant loreille basse, le frappe
de son levier : furieux, Primaut se jette sur lagresseur
et laurait mis en pièces si les vilains lui en
avaient laissé le temps. Tous alors le huent, le daubent,
lui brisent les reins, lui enlèvent la moitié
de léchine. Le pauvre Primaut fait alors un suprême
effort : il mesure des yeux une fenêtre ouverte, fait
un élan, latteint du premier saut et séchappe
enfin de léglise. Criblé de blessures,
il na dautre consolation que les vêtements
quil emporte, et cest dans ce costume quil
gagne le bois et quil rend grâces à Dieu
de lui avoir conservé la vie. « Maudit soit le
prouvère ! il me paiera cher un autre jour tous les
coups que jai reçus ! Je jure Hermengart, ma
femme, de ne rien laisser ici, ni vache ni brebis. S
il a demain à chanter messe, quil cherche celui
qui lui rapportera son étole et son aumusse ; il faudra
quil emprunte, pour loffice, la jupe de la prêtresse,
et quil fasse une aube de sa guimpe. Mais Renart ! quest-il
devenu ? cest lui pourtant qui me conduisit au moutier,
et qui ma laissé après mavoir mis
dans lembarras. Ah ! si je le retrouve, je nirai
pas porter ma plainte à la cour du roi Noble, je me
ferai justice moi-même et je lempêcherai
dessayer jamais des tours pareils. Mais jaurais
dû me tenir pour défié, et lexemple
de mon frère Ysengrin pouvait bien me tenir lieu davertissement.
»
Parlant
ainsi, il découvre sous un chêne maître
Renart qui, lair contrit, les yeux larmoyants, semblait
arrêté pour lattendre. « Ah ! vous
voilà donc enfin, sire Primaut », dit-il, «
soyez le bienvenu ! Et moi, » dit Primaut, «
je ne vous salue pas. Pourquoi ? quel mal ai-je donc
fait ? Vous mavez laissé seul, et sans
mavertir vous avez fermé la trouée du
moutier. Ce nest pas votre faute si je n ai pas été
assommé : il a fallu me défendre contre une
centaine dennemis acharnés. Méchant nain,
roux infâme ! Ah ! si je ne suis pas le premier, je
pourrai bien être le dernier de ceux que vous aurez
trahis.
Sire
Primaut », répond Renart dune voix suppliante,
« je vous crie merci ; je sais que dans ces lieux écartés,
vous pouvez me faire honte et préjudice ; mais jatteste
Hermeline, ma chère femme, Malebranche et Percehaie,
mes deux fils, que je ne me souviens pas de vous avoir offensé.
Ce nest pas moi qui ai fermé le pertuis cest
le méchant prouvère. Jeus beau le supplier
de sen défendre, il me répondit par des
menaces, si bien que le voyant prêt à me faire
un mauvais parti, je neus plus quà me sauver
par un petit sentier couvert que je connaissais. Je vous attendis
sous ce chêne, inquiet de ce que vous alliez devenir,
car je prévoyais avec chagrin quon vous attaquerait.
Telle est la vérité, je sanglotais encore au
moment où vous êtes arrivé. »
Ces
paroles firent tomber la colère de Primaut : «
Allons ! Renart, je veux bien vous croire, et ne garder de
rancune que contre le prouvère dont jemporte
au moins, comme vous voyez, laube, laumusse, la
chasuble, le fanon et la ceinture. Il en cherchera dautres
? quand il voudra chanter messe à son tour.
Or,
savez-vous, » dit Renart, « ce quil y aurait
à faire ? Non. Il faudrait demain porter
ces vêtements à la foire et les y vendre, fût-ce
au prouvère lui-même, sil sy présente.
Voilà qui est bien pensé, » dit
Primaut ; « mais dabord reposons-nous, car je
suis gravement meurtri et harassé. Quand nous aurons
bien dormi, nous parlerons de la foire ; nous y porterons
les habits, et nous en aurons, jimagine, un assez bon
prix. Je le crois comme vous, » répondit
Renart, « et qui sait si nous ne trouverons pas moyen
de nous venger de ceux qui vous ont tant maltraité,
pour vous punir de votre zèle au service de Dieu ?
»
11
Comment
Renart et Primaut allèrent à la foire, et du
bon marché quils firent en chemin.
Au
point du jour, les deux amis se levèrent et plièrent
les vêtements du Curé, à la guise des
marchands. Primaut coupa une hart, et les pendit à
son cou ; Renart se plaça derrière lui comme
son valet et, dans cet appareil, ils prirent gaiement le chemin
de la foire.
Ils
ne marchèrent pas longtemps sans faire la rencontre
dun prouvère, qui justement se rendait à
la foire pour y acheter un surplis, une étole et une
aumusse ; mais il voulait commencer par aller déjeuner
chez un de ses confrères, auquel il portait une oie
des plus tendres et des plus grasses.
Renart
fut le premier à lapercevoir. « Bonne aventure,
compain, » dit-il à Primaut, « je vois,
là devant nous, un prêtre qui, si je ne me trompe,
va nous être de grand secours. Peut-être nous
achètera-t-il nos habits, ce serait autant de gagné
; car, en pleine foire, on peut nous soupçonner de
les avoir volés, et nous paierions alors un mauvais
lécot. Dailleurs, le prouvère porte
un bel oison dont nous aimerions assez à goûter.
Que vous en semble ? Il faut faire ce que tu dis là.
»
Le
prêtre, quand ils passèrent, leur dit en relevant
par courtoisie le pan de son manteau : « Dieu vous garde,
beaux sires ! Vous aussi, damp prêtre, et votre
compagnie ! » Parlant ainsi, Renart regardait loison.
« Quel vent suivez-vous, » repartit le prêtre,
« et de quel pays arrivez-vous ? »
RENART.
« Nous sommes des marchands anglais, et nous allons
à la foire porter un assortiment complet de prouvère
: laube, la chasuble de bel et bon samit, létole,
lamit, le fanon, la ceinture. Cest nous qui fournissons
les chanoines de la prochaine église ; mais si vous
en avez besoin, damp prouvère, nous vous donnerons
la préférence, et nous vous laisserons le tout
pour ce quil nous a coûté.
LE
PROUVERE. Avez-vous tous ces habits avec vous ?
RENART.
Oui, sire prouvère ; ils sont là, dans nos bagages
très-bien serrés.
LE
PROUVERE. Voyons-les, je vous prie : Je ne vais à la
foire que pour en acheter ; et si vous êtes raisonnables,
je men accommoderai.
PRIMAUT.
Oh ! pour cela, vous serez content de nous. »
Primaut
met alors sa charge à terre, et montre les habits.
Le prêtre les examine. « Il nest besoin
», dit-il, « de longues paroles, combien men
demanderez-vous ?
PRIMAUT.
Je vous le dirai sans surfaire. Cédez-moi votre oison,
et les habits sont à vous.
LE
PROUVERE. Bien parlé, par ma foi ! Jy consens
; prenez-le, et baillez-moi les vêtements. »
Léchange
se fait aussitôt. Primaut prend avec joie loison,
qui était gras et bien fourni. Il le met à son
cou et détale au plus vite, sans même penser
à prendre congé de Renart. Celui-ci de courir
après, et de le rejoindre avec lespoir dêtre
admis au partage. Lun suivant ainsi lautre, ils
gagnent la lisière du bois, peu soucieux des vilains
qui, de temps à autre, leur barrent le passage ; et
chemin faisant, ils riaient de bon cur, Primaut surtout,
de la sottise du Prouvère, qui avait pu donner une
si bonne bête pour quelques habits.
Arrivés
sous un grand chêne, Primaut mit loison à
terre, et prenant les devants sur les réclamations
de son compagnon : « En vérité, Renart,
nous avons eu tort de ne pas demander au prouvère un
second oison ; je suis sûr quil nous laurait
donné. Tu sais que ce nest pas pour moi que je
parle ; seulement jai regret de voir que tu n es pas
aussi bien partagé que moi.
RENART.
Comment ! sire Primaut, voudriez vous me fausser compagnie
et. mexclure du partage ?
PRIMAUT.
Le partage ? Pour cela, tu ny penses pas ; eh ! que
dirait mon patron, le bon saint Leu ?
RENART.
Pourtant, vous aurez grande honte et vous ferez un péché
mortel, si vous gardez tout pour vous.
PRIMAUT.
Voilà des paroles bien inutiles : ai-je besoin de tes
sermons ? Si tu as faim, qui tempêche de faire
un tour dans le bois et dy chercher ta proie, comme
les autres jours ? »
Renart
ne répond pas ; il sait quicy les reproches ne
lui serviraient guères Pour menacer et défier
Primaut il faudrait être aussi fort que lui, et Renart
se rend justice. Il aima mieux séloigner ; mais
il était surtout fâché davoir trouvé
son maître en félonie : « Damp Primaut,
» dit-il, « vient de jouer mon personnage ; en
vérité, je le croyais plus sot. Il ma
fait ce quon appelle la compagnie Taisseau.
Jaurais
dû me défier de cet odieux glouton. Mais sil
est vrai que je sache mieux leurrer quun buf ne
sait labourer, je prends à témoin mes bons amis
les bourgeois dArras, que personne à lavenir
ne pourra se vanter, ô ma chère Hermeline, de
faire repentir ton époux de sa bonne foi. »
12
Comment
loison ne demeura pas à qui lavait acheté,
et comment Primaut ne put attendrir Mouflart le vautour.
Retournons
maintenant à Primaut qui se complait à regarder
loison, avant de le manger. Par où commencera-t-il
ce repas délicieux ? Par les cuisses, Non : la tête
est plus délicate, et puis sil sen prenait
dabord aux pattes, il naurait plus faim pour aborder
les meilleurs morceaux. Comme il suivait ce raisonnement,
sire Mouflart le vautour faisait dans les airs sa ronde accoutumée.
Il aperçoit Primaut perdu dans la contemplation de
son oison, et lui qui navait mangé de la matinée,
profite de loccasion, descend, avance les ongles et
vous happe la lourde volaille. Primaut, à la rigueur,
eût pu le prévenir ; mais il avait espéré
du même coup retenir loison et lépervier
: il perdit lun et lautre. Quel ne fut pas alors
son dépit ! il suit Mouflart des yeux, il le voit se
poser sur un chêne, et prenant alors lair dune
honnête personne : « Sire Mouflart, » dit-il,
« cela nest pas bien dôter aux gens
ce qui leur appartient ; sur mon salut, je ne vous aurais
pas traité de même Tenez, ne nous querellons
pas, cher ami ; descendez, faisons la paix ; vous découperez
loison, et vous choisirez vous-même la moitié
qui vous plaira le mieux. Ne le voulez-vous pas, mon bon Mouflart
?
Non,
Primaut, » répond lautre, « ne lespérez
pas ; je garde ce que je tiens. À moi cet oison, à
vous les autres que vous prendrez. Mais, si vous voulez, je
dirai une patenostre pour vous mon bienfaiteur : car il faut
en convenir, loie est excellente ; je nen ai jamais
mangé daussi tendre et daussi dodue.
Au moins laissez-men goûter. Une seule cuisse,
de grâce ! Vous ny pensez pas, sire Primaut.
Quoi ! vous voulez que je descende jusquà vous,
pour le plaisir de partager ! Il faudrait être fou,
pour mettre derrière son dos ce quon a dans les
mains. Mais tenez, un peu de patience : quand jaurai
mangé les chairs, je vous jetterai les os. »
Primaut
se résigna. Il attendit la chute de quelques bribes
dont Mouflart ne voulait plus ; et cependant il sentait un
vrai remord navoir fait à Renart le tour dont
il avait si mal profité.
13
Comment
Renart eut vengeance de Primaut, et comment il le fit battre
par les harengers.
Laissons
là Primaut, pour revenir à Renart, qui cherche
à se consoler de la perte de loison, et se bat
les flancs pour trouver autre chose à mettre sous la
dent. Mais, quand après avoir assez couru, il vit que
le bois ne lui offrait pas grande chance de butin, il reprit
le sentier qui conduisait au chemin de la foire, et regagnant
les abords de la grande route, il résolut dy
attendre quelque aventure. Il nétait pas au guet
depuis longtemps, quand il entendit venir une lourde charrette.
Cétait des marchands de poisson qui conduisaient
à la foire une provision de tanches et de harengs.
Renart, loin de seffrayer de leur approche, se vautre
dans la terre humide, sétend en travers du chemin,
la queue roide, la pelisse toute blanchie de fange. Il se
place jambes en lair, dents serrées, balèvres
rentrées, langue tirée et les yeux fermés.
Les marchands en passant ne manquent pas de lapercevoir.
« Oh ! regarde, » dit le premier, « par
ma foi cest un goupil. Belle occasion de payer avec
sa peau lécot de la nuit ! Elle est vraiment
belle, on en ferait une bonne garniture de surcot ; je ne
la donnerais pas pour quatre livres. Mais, »
dit un autre, « elle les vaut, et mieux encore ; il
ne faut que regarder la gorge. Voyez comme elle est blanche
! Or, mettons-le dans la voiture, et dès que nous serons
arrivés, nous lui ôterons ce manteau qui doit
lui tenir trop chaud. »
Cela
dit, on le lève, on le jette sur la charrette, on létend
au-dessus dun grand panier, on le recouvre de la banne,
puis on se remet en route. Ce panier contenait pour le moins
un millier de harengs frais. Renart que les marchands ne surveillaient
guères, commence par en savourer une douzaine ; puis
la faim cesse et la satiété arrive. Cest
le moment de penser à séchapper ; et comme,
tout en dévorant, il noubliait pas la félonie
de Primaut, il avise un expédient qui va lui fournir
un excellent moyen de vengeance. Il prend entre ses dents
un des plus beaux harengs, joint les pieds, fait un saut et
le voilà sur le pré. Mais avant de séloigner,
il ne peut se tenir de gaber un peu les marchands : «
Bon voyage , les vilains ! je nai plus affaire de vous
et je vous engage ne pas compter sur ma peau pour votre écot.
Vos harengs sont très-bons ; je nen regrette
pas le prix. À vous le reste, sauf celui-ci que jemporte
pour la faim prochaine. Dieu vous garde, les vilains ! »
Cela
dit, Renart joue des jambes, et les harengers de se regarder
confus et ébaubis. Ils le huent, ils le menacent ;
peines perdues, il nen presse pas dun brin son
allure. Il va le trot, le pas, lamble ; à travers
monts, bosquets, plaines et vallées, jusquà
ce quil ait enfin regagné lendroit où
il avait laissé Primaut.
Primaut
y était encore ; et il faut le dire à son honneur,
il ne put, en revoyant Renart, sempêcher de verser
deux larmes de repentir Il se lève même, va de
quelques pas à sa rencontre, et quand il se trouve
à portée, il le salue dun air contrit.
Pour Renart, il fait semblant de ne pas le voir. « Beau
compain, » dit Primaut, « de grâce, ne me
tenez pas rigueur. Jai failli, je le reconnais ; mais
je vous offre satisfaction : laquelle voulez-vous ?
Primaut, » répondit Renart, « au moins
pourriez-vous bien vous dispenser de railler : si vous avez
mangé seul le morceau que nous avions gagné
de commun, cest un trait de gloutonnerie qui doit vous
suffire, sans que vous ayez besoin dalléguer
de méchantes excuses. Les occasions de vous amender
ne manqueront pas, si vous les cherchez. Ah ! Renart,
je dis la vérité ; oui, je ressens un profond
regret de vous avoir fait tort : Apprenez que je nen
ai de rien profité. Je me disposais à manger
notre oison, quand tout à coup voilà Mouflart
qui fond sur moi et le happe, sans me laisser le temps de
le retenir. Le vilain la dit avec raison : entre la
bouche et la cuiller il y a souvent grand encombre. Jessayai
dattendrir le vautour, peines perdues, il me répondit
comme javais fait à vous, mon cher compain !
que je gâtais mon français, et que je ne mangerais
que ses restes. Nai-je donc pas bon sujet de me repentir
de ne pas vous avoir donné part à loison
! mais, ami Renart, tout le monde nest pas aussi sage,
aussi honnête que vous : le fou doit faire des folies,
heureux sil a, comme moi, le repentir et la résolution
de mieux agir une autre fois. Demeurons bons amis, croyez-moi,
et ne parlons plus de ce qui est passé.
Eh bien, soit ! » dit Renart, « joublie
tout, puisque vous le désirez ; mais je voudrais que
votre foi fût engagée : promettez de me tenir
loyauté, et je mengagerai de même envers
vous. » Tous deux alors tendirent les mains, en signe
dalliance. Mais Primaut seul était en résolution
de tenir la parole donnée.
Cependant,
Primaut navait pas cessé dêtre à
jeun, et apercevant le hareng que Renart avait apporté
: « Que tiens-tu là, compain, » dit-il,
« entre tes pieds ? Cest un hareng, un
simple hareng : Je viens den manger tant que jai
voulu, dans une charrette qui se rendait à la foire.
Ah ! compain, » reprit Primaut, « tu sais
que depuis hier matin je nai rien mangé ; voudrais-tu
bien me donner ce poisson ?
Très-volontiers, » dit Renart, « le voici.
» Primaut leut en un instant dévoré.
« Ah ! le bon hareng, pourquoi nest-il mieux accompagné
! hélas ! il na pu tout seul apaiser une faim
telle que la mienne. Mais, ami Renart, de grâce, comment
as-tu pu gagner ceux que tu as mangés ? Voici
toute lhistoire, » répond lautre.
« Quand je vis venir la charrette, je me couchai tout
du long sur le chemin, faisant mine de mort. Les marchands
crurent quil suffisait de me jeter sur leurs paniers
pour être maîtres de ma peau. Alors je fis mon
repas, puis en descendant jemportai un hareng à
votre intention ; car voyez-vous, Primaut, malgré votre
mauvaise conduite, je vous aimais toujours. Mais maintenant,
jy pense : il ne tiendrait quà vous davoir
la même aubaine ; seulement il faudrait courir après
la charrette, avant quelle narrivât à
la foire. Vous savez comme jai fait, vous naurez
quà recommencer. Par saint Leu ! »
dit Primaut, « tu es dexcellent conseil ; je cours
après les marchands ; attends-moi ici, je reviendrai
dès que jaurai fait bonne gorge de leur poisson.
»
Primaut
se met aussitôt à jouer des jambes ; il atteint
la charrette comme elle approchait de lenceinte où
se tenait la foire. Il la dépasse, ne perd pas de temps,
se couche dans la voie et fait le mort comme Renart lui en
avait donné la leçon. Les marchands layant
aperçu : « Ah !, » crièrent-ils,
« le loup ! le loup ! allons à lui ; on croirait
quil est mort. Voudrait-il nous jouer le même
tour que le maudit goupil ? Nous allons voir. »
Tous
les gens de la charrette arrivent du même pas autour
de Primaut qui se garde de faire un mouvement, pendant quils
le tournent et retournent. « Il est bien mort ! »
dit 1un. « Non. Vraiment si, tête
Dieu ! Je vous dis quil en fait semblant.
Eh bien, ce bâton nous accordera. » On joue du
bâton, Primaut souffre tout. Un des charretiers avait
un énorme levier : il le fait tomber sur les reins
du pauvre loup qui étouffe ses gémissements,
résiste à la douleur et ne donne pas signe de
vie. Pourtant le vilain surprend un soupir : aussitôt
il tire un large coutelas dont il allait le frapper, mais
Primaut juge à propos de ne pas lattendre ; il
fait un saut, renverse un de ses ennemis, et senfuit
poursuivi par les huées de tous. Le voilà bien
en colère, bien roué, bien battu : il gagne
avec peine la retraite où lattendait son cher
compain. « Ah ! Renart, tu mas trahi.
Comment, sire Primaut, navez-vous pas bien dîné
des harengs ? Il sagit bien de dîner ;
les poissonniers mont attaqué, battu, roué,
peu sen faut quils ne maient assommé.
Quel moment et quelle peur quand, après avoir eu les
côtes brisées par un levier, je vis briller le
coutelas dont on allait jouer sur mon cou ! Cest alors
que jai cessé dêtre mort et que jai
rassemblé toutes mes forces pour échapper à
ces maudits vilains.
Ah ! Les vilains ! » reprit alors Renart en retenant
une grande envie de rire, « les voilà bien !
de vrais démons dont il ne faut pas même parler,
tant on aurait de mal à en dire. Le vilain na
pas damis, il na pitié de personne. Mais,
sire compain, nêtes-vous pas blessé ? en
tout cas, remercions bien Dieu de vous avoir sauvé
la vie. Reposez-vous, et puis nous irons voir si nous pouvons
ailleurs trouver à manger ; car vous avez bien faim,
nest-ce pas ? Hélas ! oui », répond
Primaut, qui ne voyait pas Renart lui faire une lippe de toute
la longueur de sa langue ; « je ne sais de quoi je souffre
le plus, de la faim ou des coups que jai reçus.
»
Les
deux amis sétendent alors sur lherbe fraîche
; Primaut en grommelant contre les vilains, Renart en prenant
gaiement le temps, la tête enroulée dans ses
pattes. Cest ainsi quil se laisse aller au sommeil
du juste que ne trouble aucun regret et dont tous les vux
sont remplis.
14
Comment
Renart conduisit Primaut dans le lardier du vilain, et ce
qui en résulta pour le vilain et pour lui.
Primaut,
que la faim tourmentait, réveilla Renart avant le point
du jour : « Compain, je meurs de faim, tu le sais ;
apprends-moi donc où je pourrai trouver à manger.
»
Renart
se frotte les yeux, réfléchit un moment, puis
: « si vous tenez à faire un bon repas, il y
a près dici une maison de ma connaissance qui
vous en donnera tous les moyens. Elle appartient à
un vilain, possesseur de quatre gros bacons : je sais par
où lon y peut entrer, et si vous voulez je vous
y conduirai.
Si je le veux ! » dit Primaut, « mais tout de
suite, je ten prie. Ne vois-tu pas que je grille dêtre
en face de ces bacons ? Eh bien ! partons. »
Arrivés
devant la maison, Renart commence par faire lexamen
des portes et des fenêtres : elles étaient toutes
closes, et la mesgnie du vilain dormait encore. Renart se
souvient dun jeu quil avait fréquemment
essayé. Il y avait, du côté opposé
à la porte, dans le courtil, une ouverture étroite
: il y conduit Primaut, passe le premier et invite à
le suivre son ami. Primaut eut toutes les peines du monde
à passer ; mais la faim avait effilé son ventre
et lui donnait une ardeur singulière ; les voilà
dans la maison. Ils arrivent au lardoir, ils découvrent
les bacons. « Maintenant, soyez content, sire compain,
» dit Renart ; « jamais vous naurez plus
belle occasion dapaiser votre faim. » Lautre,
au lieu de répondre, tombe sur les jambons, les dévore
et nen aurait pas même offert à Renart,
si celui-ci neût pris ses précautions davance.
Mais comme il noublie pas quon peut les surprendre,
il avertit Primaut de se hâter. « Je suis prêt
à partir, » répond lautre, «
mais jai tant mangé que je marche avec difficulté.
» En effet, sa panse était devenue plus large
que son corps nétait long : Clopin-clopant, ils
reviennent au pertuis que Renart passa sans trop de peine
; mais il en fut tout autrement de Primaut. Le ventre quil
rapportait opposait une résistance inattendue. «
Comment faire, » disait-il, « comment sortir de
là ? Vous avez quelque chose, frère ?
» dit doucement Renart. « Quelque chose ? Jai
que je ne puis repasser outre.
Repasser ? vous voulez rire sans doute. Je te dis,
par mes dents, que je ne puis sortir. Voyons, essayez
davancer la tête et de pousser. » Primaut
suit le conseil quon lui donne ; Renart le prend alors
aux oreilles, tire le plus fort quil peut, jusquà
lui mettre le cuir en écharpe. Mais il a beau tirer
de haut, de bas, de côté, tout est inutile, le
ventre résiste toujours. « Essayons un autre
moyen », dit Renart, « car le jour ne tardera
guère ; le vilain peut venir, et sil nous trouvait
là ... Attendez-moi, compain, jy suis ; je vais
chercher à vous tirer de ce mauvais pas. » Il
court au bois tailler une branche dont il fait une hart, et
revenant à Primaut : « Il faut maintenant pousser
et tirer de toutes vos forces, car pour rien au monde je ne
vous laisserai en pareil danger. » Et ce disant, après
avoir passé la hart dans le cou de Primaut, il sappuie
dun côté à la paroi du mur et tire
de lautre de façon à ce quune partie
du corps se trouve engagée comme la tête ; il
ne cesse de répéter avec componction : «
Saint-Esprit, aidez-nous ! faudra-t-il laisser ici mon compain,
mon ami ! Non, assurément. » Du col au sommet
de la tête il enlève et rebrousse la peau du
pauvre Primaut ; vaincu par la douleur, le patient jette un
long cri, le vilain séveille et sort du lit,
voilà quil accourt toutes jambes.
«
Laisse-moi, laisse-moi, Renart ; jaime mieux essayer
de rentrer dans lenclos pour me défendre du vilain.
» Renart ne le fait pas répéter, il séloigne,
à peu près certain quenfin son cher ami
ne se tirera pas de là.
Primaut
eut pourtant la force de débarrasser son avant-corps,
comme le vilain arrivait tenant une chandelle dune main,
un tronçon de lance de lautre. Il essaie desquiver
le coup, mais il ny parvint quà demi ;
de bonheur, la chandelle séteint. Primaut, dont
loeil est meilleur que ceux du vilain, en profite pour
revenir sur son ennemi et pour le saisir comme il tentait
de ranimer les dernières lueurs. Le vilain, violemment
mordu vers la partie basse du dos, pousse un long cri de détresse
: « À moi ! bonnes gens ; au secours ! »
Sa femme lentend la première ; elle se lève,
prend sa quenouille, arrive sur le lieu du combat et sen
vient frapper dune main débile le cuir du loup.
Vains efforts, Primaut garde sa proie. Il fallait alors entendre
les clameurs des deux époux : « Au meurtre !
au voleur ! on métrangle ! on me tue ! les diables
memportent ! » et cent malédictions.
La
femme se décide à ouvrir la porte du courtil,
dans lespoir dobtenir secours du dehors. Le loup
profite de loccasion, serre les dents, emporte un morceau
du gras de la cuisse du vilain et gagne les champs à
toutes jambes ; car le danger lui avait rendu ses forces et
son agilité. Il retrouve dans le bois Renart, qui,
réellement chagrin de le voir, semble lêtre
des épreuves que son compain vient de subir. «
Allons, » dit Primaut, « le mal nest pas
aussi grand quil pouvait être : je men suis
tiré ; et si tu veux manger à ton tour, je tapporte
de la chair de vilain : il nest rien de tel ; quant
à moi, je la préfère à celle du
porc. Je pense autrement que vous, » répond
Renart ; « par lamour que je porte à mon
fils Malebranche, la chair de vilain, quelle soit blanche
ou noire, sera toujours de vilain : je ny voudrais toucher
pour rien au monde, je me croirais à jamais souillé.
»
15
Comment
Primaut fut de nouveau gabé par Renart, et comme il
fut, par beau miracle, retenu sur le tombeau dun saint
martyr.
«
Mais, » poursuivit Renart, « je sais une chose
meilleure que chair de vilain. Près de lendroit
où nous sommes, au delà de la haie qui ferme
ce plessis, une longue troupe doies grasses pourraient
être à nous, si nous le voulions. Où sont-elles
? allons-y, mais ny a-t-il pas danger ? Non :
elles sont gardées par un seul paysan. Cela
suffit, » dit Primaut, « et jy cours. Je
veux en rapporter une ou deux, et cette fois nous les mangerons
ensemble. Bon voyage donc ! sire compain ; »
et Renart demeure, en espérant que son cher ami va
courir à de nouvelles mésaventures.
En
effet, Primaut arrive au milieu de la bande doies, et
dabord tout lui réussit. Il jette son dévolu
sur la plus grasse, fond sur elle et déjà la
ramenait, quand le pâtre retournant du bois laperçoit
et lance sur lui les deux mâtins qui laccompagnent.
Le chemin lui étant ainsi fermé, Primaut se
résigne à lâcher sa proie, non sans avoir
reçu de légères atteintes de la dent
canine. Il revint à Renart plus vite quil nétait
parti, mais cette fois de fort mauvaise humeur.
«
Par le corbleu ! Renart, » dit-il en arrivant, «
voilà trop longtemps que tu me honnis et me gabes.
Tu navais rien à attendre de ma mort, mais tu
pourras bien te repentir de lavoir voulu préparer.
Ah ! je le vois maintenant : quand tu me faisais sonner les
cloches, cétait pour appeler le prouvère
; quand tu menvoyais aux marchands de harengs, cétait
pour me faire assommer ; quand tu me montrais le chemin du
lardoir, cétait pour laisser au vilain ma peau
en gage ; tu mindiquais tout à lheure une
bande doies, et tu comptais sur les chiens pour me faire
déchirer. Maître fourbe ! vous êtes trop
malin ; je vais une bonne fois payer toutes mes dettes. »
Il lui pose alors sa furieuse patte sur le museau ; Renart
fait un mouvement de coté, mais se sentant arrêté
: « Sire Primaut, » dit-il, « vous abusez
de votre force : les grands ne peuvent sans péché
accabler ainsi les petits. Jirai me plaindre au Roi,
à la Reine, à tous les pairs. Mais de grâce,
au moins, écoutez ; vous verrez que je nai pas
mérité votre colère. Non, non
! point de pardon pour le traître, le félon,
le scélérat ; tu ne mourras que de ma main.
Mais encore ! Songez-y bien, sire Primaut, si vous
me tuez., vous aurez affaire à bien du monde. Jai
des fils, vous le savez ; jai des parents, de puissants
amis ; il vous faudra compter avec eux ; et quand on saura
que vous mavez surpris à lécart,
assassiné, vous serez jugé à mort ou
vous abandonnerez le pays. » Toutes ces paroles ne font
quajouter à la rage de Primaut.
Il
saisit Renart par la nuque, le terrasse, le foule aux pieds,
lui marche sur le ventre et le couvre de morsures. Renart
meurt déjà de la peur de mourir. Rassemblant
alors toutes ses forces : « Merci ! damp Primaut : je
jure, et cest ma dernière confession, que je
navais jamais cherché à vous nuire. »
Ces mots arrêtent subitement la colère de Primaut.
Le doute commence à semparer de lui : «
Si pourtant Renart navait rien à se reprocher
! » Renart voit leffet de ses dernières
paroles, il poursuit dun ton plus élevé
: « Oui, jen atteste les reliques, jignorais
que les oisons fussent sous la garde des chiens. Non, je nai
pas fermé les portes de lÉglise ; non,
je nai pas deviné que les harengers vous traiteraient
plus mal que moi. Jimplore justice, et jadjure
ma femme et mes enfants daller demander au Roi vengeance
de ma mort. »
Primaut
ne frappait plus, il réfléchissait aux suites
de cette affaire. « Allons ! Renart, je te laisse la
vie, je veux tout oublier. Lève-toi, tu nas plus
rien à craindre de moi. Mest-il bien permis
de le croire ? Oui, je te pardonne. Et qui men
assurera ? Si tu veux, jen ferai serment.
Oui je le veux. Eh bien ! soit. Indique-moi le moutier
dont je prendrai les saintes reliques à témoin.
Il en est un assez voisin ; si vous le désirez,
je vais vous y conduire. Jy consens, allons !
»
Ils
se mettent à la voie, mais Renart avait déjà
médité une trahison nouvelle. À lentrée
du plessis se trouvait un piège de sa connaissance,
formé dune branche de chêne courbée
et retenue par une clef que le moindre poids faisait céder.
Cest là quil conduit Primaut. Arrivés
en cet endroit : « Là, » dit Renart, «
repose un corps saint, celui dun confesseur et martyr,
longtemps ermite dans ce monde, et maintenant en Paradis.
Jai grande dévotion à sa tombe, et sans
aller plus loin, si vous voulez jurer sur elle que vous ne
me battrez plus et que vous resterez mon ami fidèle,
je me tiendrai pour satisfait.
Jy consens par sainte Agnès, » dit Primaut.
Aussitôt, il sagenouille, pose la main au-dessus
du piège, et prononce ces paroles : « Au nom
de saint Germain, de tous les bienheureux et de celui qui
repose ici, je consens à ne pas voir la journée
prochaine, si je garde rancune à Renart et si je cherche
querelle à lui et aux siens. Ainsi Dieu te soit
en aide ! » répond Renart. Alors Primaut, pour
se relever, pose le pied sur la branche courbée : la
clef échappe, et le pied reste pris dans le piége.
« Au secours ! à moi ! sire Renart, je suis pris.
Ah ! tu es pris, traître ! cest que tu
parlais contre ta pensée ; cest que tu étais
parjure, et voilà pourquoi le saint taura puni.
Je me garderai bien daller contre la volonté
de Dieu : il te retient, prie-le de te laisser échapper.
Ah ! je reconnais maintenant tes jongleries, et tu vois ce
quil en coûte de ne pas être loup de bien.
»
Cela
dit, Renart séloigne et reprend la route de Maupertuis.
Chemin faisant, il rencontre un autre oison dont il sempare,
et triomphant revient trouver Hermeline, qui ne sut, elle
et ses enfants, comment assez le festoyer. Il conta plaisamment
tous les tours quil avait joués dans son excursion,
et comment Primaut, toujours trompé, était enfin
demeuré dans le piège. Hermeline en rit de bon
cur : elle sintéressait faiblement au frère
dYsengrin, et dès quelle avait retrouvé
son baron et partagé son butin, elle ne voyait plus
ce qui pouvait lui rester à désirer. Quant à
Primaut, on ne sait pas bien ce quil devint. En fut-il
quitte pour laisser en gage un de ses pieds dans le piége,
ou mourut-il sous la dent des chiens qui le trouvèrent,
cest un point que lhistoire na pas éclairci.
Seulement, depuis cette dernière et fâcheuse
aventure, le livre se tait de lui et nous permet de supposer
quil rendit lâme sur la tombe du saint quil
avait eu la mauvaise pensée dinvoquer.
Seizième aventure
Comment
Tybert prit les soudées de Renart, et comme il en cuit
de sattaquer à un vieux chat.
Échappé
de la rencontre des veneurs et du Frère convers, Renart
avait gagné de larges fossés quil connaissait,
et les avait mis entre la meute et lui. Mais il avait grand
besoin de repos : sa faim, plusieurs fois irritée,
navait pas été satisfaite ; il se promettait
de prendre une autre fois sa revanche du Corbeau, de la Mésange
et surtout de Chantecler quand, au détour dun
vieux chemin, il aperçoit Tybert le chat, se déduisant
avec lui-même et sans compagnie. Heureux Tybert ! sa
queue lui suffisait pour exercer son adresse et lui donner
carrière : il la guettait de lil, la poursuivait,
la laissait aller et venir, la saisissait au moment où
elle y pensait le moins, larrêtait entre ses pattes
et la couvrait alors de caresses, comme sil eût
craint de lavoir un peu trop malmenée. Il venait
de prendre la pose la plus abandonnée, tour à
tour allongeant les griffes et les ramenant dans leur fourreau
de velours, fermant les yeux et les entrouvrant dun
air de béatitude, entonnant ce murmure particulier
que notre langue ne sait nommer quen limitant
assez mal, et qui semble montrer que le repos parfait du corps,
de lesprit et du cur peut conduire à létat
le plus doux et le plus désirable. Tout à coup,
le voilà tiré de son voluptueux recueillement
par la visite la moins attendue. Renart est à quelques
pas de lui : Tybert la reconnu à sa robe rousse,
et se levant alors autant pour se mettre en garde que par
un juste sentiment de déférence : « Sire,
» dit-il, « soyez le bienvenu ! Moi »,
répond brusquement Renart, « je ne te salue pas.
Je te conseille même de ne pas chercher à me
rencontrer, car je ne te vois jamais sans désirer que
ce soit pour la dernière fois. »
Tybert
ne jugea pas à propos dessayer une justification
; il se contenta de répondre doucement : « Mon
beau seigneur, je suis désolé dêtre
si mal en grâce auprès de vous. » Renart
cependant nétait pas en état de chercher
noise ; car il jeûnait depuis longtemps, et il était
harassé de fatigue. Quant à Tybert, il était
gros et séjourné ; sous de longs grenons argentés
et luisants reposaient des dents bien aiguisées ; ses
ongles étaient grands, forts et effilés ; dailleurs,
damp Renart naimait pas les combats à force égale.
Lair décidé de Tybert lui ayant fait changer
de ton : « Écoute- moi : » lui dit-il,
« je veux bien tannoncer que jai entrepris
contre mon compère Ysengrin une guerre sérieuse
et terrible. Jai déjà retenu plusieurs
vaillants soudoyers ; si tu voulais en augmenter le nombre,
tu ne ten trouverais pas mal, car je prétends
lui donner assez de besogne avant daccepter la moindre
trêve. Bien maladroit celui qui ne trouvera pas avec
nous loccasion de gagner un riche butin. »
Tybert
fut charmé du tour que la conversation avait pris.
« Sire, » dit-il, « vous pouvez compter
sur moi, je ne vous ferai pas défaut. Jai de
mon côté un compte à régler avec
Ysengrin, et je ne désire rien tant que son dommage.
» Laccord fut bientôt conclu, la foi jurée,
et Tybert accepta les soudées de Renart pour une guerre
dont il ignorait la cause et qui nétait pas déclarée.
Les voilà faisant route chacun sur son cheval (car
notre poëte fait volontiers voyager ses héros
comme nobles gens de guerres) ; en apparence les meilleurs
amis du monde, mais au fond disposés à saider
de la trahison dès que loccasion sen présentera.
Tout
en chevauchant, Renart avise, au beau milieu de lornière
qui bordait le bois, un fort collet tendu dans une souche
de chêne entrouverte. Comme il prenait garde à
tout, il lesquiva ; mais lespoir lui sourit de
voir Tybert moins heureux. Il sapproche de son nouvel
homme darmes et lui jetant un ris : « Je voudrais
bien, mon cher Tybert, » lui dit-il, « éprouver
la force et lagilité de votre cheval : sans doute
on peut le recevoir dans les montres, mais je voudrais en
être sûr. Voyez-vous cette ligne étroite
qui longe le bois : élancez-vous bride abattue droit
devant vous ; lépreuve sera décisive.
Volontiers, » répond Tybert, qui soudain
prend son élan et galope. Mais arrivé devant
le collet, il le reconnoît à temps recule de
deux pas et passe rapidement à côté. Renart
le suivait des yeux. « Ah ! Tybert, votre cheval bronche,
il ne garde pas la voie. Arrêtez-vous, et recommençons
! » Tybert, qui ne doutait plus de la trahison, ne fait
pas de difficulté. Il reprend du champ, pique des deux,
arrive une seconde fois devant le collet, et saute une seconde
fois par-dessus avec la même légèreté.
Renart
comprend que sa malice est découverte ; mais sans se
déconcerter : « Vraiment, Tybert, javais
trop bien jugé de votre cheval : il vaut moins que
je ne pensais ; il se cabre, il se détourne, il ne
sera pas reçu par le maréchal de mon ost, et
vous nen tirerez pas un grand prix. » Tybert sexcuse
du mieux quil peut ; mais pendant quil offre de
faire un troisième essai, voilà deux mâtins
qui accourent à toutes jambes et donnent des voix en
apercevant Renart. Celui-ci, dans son trouble, oublie le collet
dont il se rapproche pour se perdre dans le bois ; mais Tybert,
moins effrayé, saisit loccasion, et simulant
une égale terreur, se jette sur Renart qui, pour se
retenir, avance le pied gauche justement sur le collet. La
clef qui tendait le piége tombe, la large fente se
referme, et cest messire Renart qui se trouve pris.
Voilà Tybert au comble de ses vux ; car il croit
être bien sûr que son compagnon ne sen tirera
pas : « Demeurez, » lui dit-il ; « demeurez,
mon seigneur Renart ; ne vous inquiétez pas de moi,
je saurai me réfugier en lieu sûr. Mais ne loubliez
pas une autre fois : à trompeur, trompeur et demi ;
ce nest pas à Tybert que Renart doit se prendre.
Disant
ces mots il séloigne, car déjà
les chiens étaient acharnés sur Renart. Averti
par leurs abois, le vilain accourt qui avait disposé
le collet. Il lève sa lourde hache : quon juge
de lépouvante de Renart ! Jamais il navait
vu la mort de si près. Par bonheur, la hache tombe
à faux, rouvre le piége, et Renart, délivré
par celui qui devait le tuer, prend le large, disparaît
dans la forêt sans que les cris du vilain, le glapissement
désespéré des chiens soient capables
de lui faire tourner la tête. Vainement est-il poursuivi
; il sait leur donner le change et quand il fut délivré
de ce danger extrême, il sétend presque
inanimé sur le revers dun chemin perdu. Peu à
peu la douleur des blessures dont il était couvert
lui fait reprendre ses esprits : il sétonne davoir
pu si longtemps courir, et tout en léchant ses plaies,
en étanchant le sang qui en sortait, il se rappelle
avec épouvante et dépit la coignée du
vilain, le mauvais tour et les railleries de Tybert.