Extrait du secret de grand-père

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Il y a un vieux tracteur Fordson vert, toujours recouvert de sacs de blé, au
fond de la grange de Grand-père. Quand j’étais petit, j’avais l’habitude d’aller
là, d’écarter les sacs, de monter sur le tracteur et de le conduire tout autour
de la ferme. Parfois, je partais pour la matinée, mais on savais toujours où
me trouver . Je traçais les sillons, je labourais ou je fauchais à ma guise. Peu
m’importait que le moteur ne marche pas, qu’une des roues en fer manque,
que je n’arrive même pas à tourner le volant. Là-haut, sur mon tracteur, j’étais
un paysan, comme mon grand-père et je pouvais parcourir comme je le
voulais les alentours de la ferme. Quand j’avais fini, il fallait toujours que je
remette en place les sacs de blé pour protéger le tracteur. Grand-père disait
que je devais le faire pour qu’il ne prenne pas la poussière.
- Ce vieux tracteur, me disait-il, est spécial, il est très important.
Je le savais déjà bien sûr, mais je dus attendre plusieurs années avant de
découvrir à quel point il était spécial et important.
Je viens d’une famille qui cultive la terre depuis plusieurs générations, mais je
n’en aurais rien su si Grand-père ne me l’avait pas dit. Ma propre mère et
mon père ne semblaient pas intéressés par les racines familiales, ou peutêtre
préféraient-ils simplement ne pas en parler. Ma mère a grandi à la ferme.
Elle était la plus jeune de quatre soeurs, mais aucune d’elles n’est restée à la
campagne plus longtemps que le strict nécessaire. L’école avait mené ma
mère jusqu’à l’université. L’université l’avait entraînée jusqu’à Londres où elle
avait commencé par enseigner avant de rencontrer mon père, un pur citadin
qui ne cachait pas son aversion pour la campagne et tout ce qui s’y
rapportait.
- C’est sûrement très bien en photo, disait-il, du moment qu’on n’est pas
obligé de s’y promener et de sentir les odeurs.
Il l’avait même dit devant Grand-père. J’avais toujours senti que mes parents
avaient un peu honte de Grand-père et de ses attitudes vieux jeu. Je n’avais
jamais vraiment compris pourquoi – jusqu’à l’autre jour. Et quand j’ai compris,
ce n’est pas de Grand-père dont j’ai eu honte.
J’ai toujours aimé aller dans le comté de Devon, à Burrow, dans la vieille
chaumière au bout du chemin défoncé. Grand-père est né là. Il n’a jamais
vécu ailleurs, et n’en a jamais eu envie. C’est la seule personne que je
connaisse qui semble entièrement satisfaite de sa place sur la terre et de la
vie qu’il a menée. Cela ne veut pas dire qu’il ne râle jamais. Il grogne souvent
– à propos du temps, ou de la télévision qu’il reçoit mal -, il adore toutes les
intrigues policières, que ce soit sous forme de feuilletons, de pièces de
théâtre ou de films. Il peste contre les renards quand ils fouillent dans ses
poubelles et hurle des insultes contre les avions quand ils passent en
rugissant au-dessus de la cheminée. Mais il ne se plaint jamais de son sort. Il
ne prétend jamais être ce qu’il n’est pas, et mieux encore, il ne me demande
pas d’être ce que je ne suis pas. C’est ce que j’aime en lui, que j’ai toujours
aimé et c’est peut-être la raison pour laquelle j’allais chez lui souvent, dans sa
ferme du Devon, pendant les vacances scolaires.
Parfois, il me raconte comment ça se passait quand il était jeune. II ne dit
pas que c’était mieux ou moins bien. Il raconte simplement comment c’était.
Je crois surtout qu’il aime se souvenir du passé. [...]


Le secret de Grand-père, Michael MORPURGO, Gallimard, 2001, pp.7-14